Peu visibles, les secteurs à prédominance féminine sont spécialement exposés aux risques professionnels sur la santé. Dans les métiers de la propreté, de l’esthétique et du soin, occupés à plus de 80 % par des femmes, la forte exposition aux substances toxiques semble particulièrement alarmante et méconnue, aussi bien des travailleuses elles-mêmes que des entreprises et du grand public.

Le rapport du Sénat "Santé des femmes au travail : des maux invisibles" insiste sur ce phénomène : "Alors que de nombreuses études sont menées dans le secteur du BTP, très masculin, très peu d’études [le] sont dans les secteurs à prédominance féminine, comme [ceux] du nettoyage ou du soin." Claudine Berr, chercheuse à ­l’Inserm, partage ce constat : " Souvent on s’intéresse moins aux expositions chez les femmes car elles ne sont pas majoritaires dans des métiers où les risques sont plus visibles, comme les métiers de la chimie."

Des expositions quotidiennes passées sous silence

Selon Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé et autrice d’un rapport sur l’identification et la prévention des expositions aux cancérogènes dans les produits de nettoyage, les femmes employées dans ce secteur sont pourtant exposées à au moins sept agents cancérogènes, dont le formaldéhyde (gaz dégagé par le formol) et des acides corrosifs. Le tout " dans un silence généralisé ".

Les conséquences de ce mutisme sont évidentes : les produits que manipulent quotidiennement les travailleuses sont insuffisamment contrôlés, et leurs répercussions sur la santé trop peu prises en considération. Annie Thébaud-Mony explique comment cela se manifeste : "Dans le tableau des maladies professionnelles, un certain nombre de produits de nettoyage ont été identifiés. Pour autant, le problème concerne la connaissance et la prise en compte des conséquences pour mettre en place des politiques de prévention adaptées et efficaces."

Des risques pour la santé des femmes confirmés

Plusieurs études épidémiologiques ont vu le jour ces dernières années, grâce à la mise en place de cohortes. Ces travaux s’appuient sur des matrices emplois-­expositions établies par des spécialistes et des ergonomes pour retracer précisément les périodes d’exposition selon les postes occupés.

Dans le cadre de notre enquête, nous nous sommes intéressées à plusieurs cohortes : la cohorte mère-enfant Pélagie (créée en 2002), la cohorte Constance (2012-2021), les cohortes Giscope 84 (créée en 2017) et Giscop 93 (créée en 2000). Les résultats de ces études sont sans appel : l’exposition à des substances toxiques multiplie le risque de développer – entre autres – des cancers, de l’asthme et des troubles neurologiques et cognitifs.

" Les femmes dans le nettoyage sont exposées à au moins sept agents cancérogènes "

Le formaldéhyde : un solvant aussi répandu que toxique

La cohorte Constance, composée de 200 000 volontaires de 45 à 70 ans, révélait la surexposition des infirmiers et aides-soignants au formaldéhyde (le formol est très utilisé dans le secteur de la santé pour ses propriétés désinfectantes). Or, inhaler ce gaz augmente de 17 % les risques d’altération des performances cognitives. Pour donner un ordre de grandeur, un rapport du Haut Conseil de la santé publique publié en 2021 montrait que 91 % des produits ménagers testés émettaient du formaldéhyde. Et les femmes y sont deux fois plus exposées que les hommes, compte tenu de la nature des métiers qu’elles occupent…
Les cohortes Giscope 84 et Giscop 93, menées sur un échantillon de patients atteints de cancers (hématologiques, respiratoires et urinaires), ont mis en évidence les risques que fait courir ce gaz sur la santé des femmes. Auparavant, aucun lien n’avait pu être établi entre cancers féminins et métiers du nettoyage, faute d’étude sur le sujet. Annie Thébaud-Mony fait part de sa colère : " Des femmes travaillant dans le nettoyage se retrouvent avec des cancers précoces. C’est le résultat de l’absence de données sur les cancérogènes dans les secteurs féminins et d’une politique de prévention qui n’est pas problématisée pour les femmes."

Pour finir cette liste, un scandale récent. Pendant des années, les salariées du laboratoire Tétramédical (fermé en 2022) ont stérilisé des produits médicaux avec de l’oxyde d’éthylène, un gaz toxique cancérogène, mutagène et reprotoxique, sans bénéficier d’aucune protection. Une enquête a été ouverte en 2023 pour mise en danger de la vie d’autrui. Annie Thébaud-Mony  revient sur cette affaire : "ces femmes ont été exposées à ce gaz très toxique et les dégâts sont à la mesure de la gravité de cette exposition." De manière générale, elle exprime son incompréhension : "Pour l’essentiel, la réglementation en vigueur instaure la règle de la substitution, par un produit non dangereux, des produits cancérogènes mutagènes toxiques. Or, à ce jour, peu de substitutions ont été effectuées. Et en 20 ansla réglementation n’a pas été renforcée."

Épidémie de cancers, problèmes respiratoires… Que faut-il de plus pour réagir ?

Dans un article de 2021, intitulé "Rendre les cancers évitables. Recherches sur le travail cancérogène et ses conséquences", les chercheurs Moritz Hunsman et Annie Thébaud-Mony pointent du doigt qu’" avec près de 400 000 nouveaux cas par an, la France est en pleine épidémie de cancers. Or, […] le rôle du travail dans la survenue des cancers demeure peu ou pas pris en compte ". Pourtant, le site de l’INRS est explicite : "Une exposition régulière, même à faible dose, à un ou plusieurs solvants, peut entraîner à plus ou moins long terme une atteinte souvent irréversible des organes cibles." Ces organes étant le cerveau, le foie et les reins…

"Une exposition régulière, même à faible dose, à un ou plusieurs solvants, peut entraîner à plus ou moins long terme une atteinte souvent irréversible des organes cibles"

D’un autre côté, les patientes sont de plus en plus jeunes. Les BTS en esthétique et coiffure commençant dès l’âge de 15 ans, les apprenties s’exposent très tôt aux risques cancérigènes, et mettent en danger leur santé générale et reproductive sans même le savoir. Interrogée sur le sujet, Corinne Pilorget, chargée de projets scientifiques et d’expertise à la Direction Santé Environnement et Travail de Santé publique France, confirme cet état de fait alarmant.

Les solvants organiques à usage industriel se retrouvent aussi bien dans les agents nettoyants, décapants, purifiants, que dans les vernis et les laques, massivement utilisés dans les métiers du soin, de l’esthétique et du nettoyage. Dans son tableau 84 des maladies professionnelles, le Code de la sécurité sociale énumère les risques auxquels sont exposées les personnes qui manipulent ces produits : eczéma, conjonctivites irritatives, encéphalopathie, syndrome ébrieux ou narcotique pouvant aller jusqu’au coma…Nicole Le Moual, épidémiologiste à l’Inserm, souligne que les composés d’ammonium quaternaire, particulièrement utilisé par les infirmières, peuvent entraîner quant à eux des pathologies respiratoires (asthme).

Risques sanitaires : les femmes et les enfants d’abord…

En 2019, le Bulletin épidémiologique hebdomadaire de Santé Publique France rendait compte d’une étude menée sur l’intégralité de la population française en 2013. D’après les données recueillies, plus d’un million de femmes en âge de procréer (15-44 ans) étaient exposées à des solvants toxiques sur leur lieu de travail.

Les dangers pour le fœtus sont pourtant avérés : d’après une étude menée par l’Inserm, publiée en 2009 dans la revue Occupational and Environmental Medicine, le risque de malformations congénitales est multiplié par 2,5 si la future mère est régulièrement exposée à des solvants, et ce, dès le premier jour de la grossesse. Nicole Le Moual confirme les risques pour l’enfant : "Plusieurs publications internationales suggèrent fortement que l’exposition de la femme enceinte aux produits de nettoyage a des conséquences pour la santé respiratoire de l’enfant."

Un communiqué du PRC (Prévention du risque chimique), structure du CNRS Chimie, s’alarmait des menaces qui pèsent sur les capacités reproductives des femmes, et les mettent en péril dès les premiers instants de leur grossesse (entre la troisième et la huitième semaine d’aménorrhée). Or, les femmes ne découvrent leur grossesse qu’après quatre semaines au moins… De surcroît, l’usage les amène à l’annoncer à la fin du premier trimestre, une fois que les risques d’arrêts naturels de grossesse sont évacués.

Alors comment protéger les femmes enceintes ? Le communiqué est clair : la médecine du travail devrait leur permettre d’obtenir des aménagements de poste. Le Code du travail, qui répertorie les produits affectants les capacités reproductives des femmes, impose à l’employeur de les informer des effets de l’exposition à certaines substances chimiques sur la reproduction et la grossesse (art. D.4152-11).

Mais, compte tenu des discriminations dont elles sont victimes dès qu’elles deviennent mères, il y a lieu de s’interroger sur leur capacité effective à exercer leur droit de retrait quand elles désirent procréer ou quand leur grossesse commence à peine. Le site de l’INRS déplore d’ailleurs ce décalage : "Le médecin du travail est généralement informé trop tardivement des situations de grossesse, bien souvent à l’occasion de la visite de reprise au retour du congé de maternité. Dans l’idéal, la salariée devrait prendre contact avec son médecin du travail au stade du projet de grossesse."

Une transmission d’information qui fait défaut

L’accès des premières concernées aux informations relatives à la toxicité de leurs outils de travail constitue un autre problème majeur. Si les industriels sont d’ores et déjà tenus de détailler la composition des produits vendus dans les rayons des supermarchés, Nicole Le Moual signale que ce n’est toujours pas le cas concernant les substances destinées à un usage professionnel.

"Le risque de malformations congénitales est multiplié par 2,5 si la future mère est régulièrement exposée à des solvants, et ce, dès le premier jour de la grossesse"

D’ici à ce que la situation évolue, les crèches, écoles et entreprises continuent d’être nettoyées quotidiennement avec des agents hautement toxiques dont les femmes de ménage sont les premières victimes. Dans le cas des crèches et des écoles, les enfants, si vulnérables à ces produits, y sont ensuite exposés tout au long de la journée, de même que les employées.

En outre, la disparition des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) entrave la circulation de l’information entre les travailleuses. "Dans ces comités, les salariés pouvaient parler des expositions. La suppression des CHSCT et les moyens extrêmement limités à disposition des CSE rendent certaines situations catastrophiques", s’inquiète Annie Thébaud-Mony.

Pas de protections adaptées…

L’ampleur des dangers encourus devrait conduire à mettre en place des politiques de prévention rigoureuses, comme le prévoit la loi : "La réglementation insiste sur l’information au sujet des risques et les formations aux techniques de prévention collective" rappelle Annie Thébaud-Mony. Or, selon elle, les protections sont rarement fournies : "Pour le nettoyage, il faudrait des équipements individuels de protection et je constate que ce n’est pas respecté par la plupart des entreprises : elles ne dispensent ni informations, ni équipements."

"Même lorsque du matériel de protection est mis à disposition, il n’est pas toujours adapté à la multi-exposition"

Corinne Pilorget (Santé publique France) déplore également l’absence de recherche visant à fabriquer des dispositifs appropriés. " Il n’y a pas, à date, d’équipement (masque, gants) qui protège de l’ensemble des substances (poussières, fibres, vapeurs, nanoparticules) absorbées sur une même session de travail." En conséquence, développe-t-elle, "même lorsque du matériel de protection est mis à disposition, il n’est pas toujours adapté à la multi-exposition". En plus de ne pas être adéquat, l’équipement est souvent très inconfortable, ce qui amène les travailleuses à ne pas les porter. En cause, selon Annie Thébaud-Mony, un défaut de formation quant à leur importance pour la santé : " Le port des équipements et masques est souvent éprouvant, en termes respiratoires notamment. Il faudrait donc que le personnel soit formé à leur utilisation, et ce n’est pas le cas actuellement. "

… ni de suivi approprié

Quant au suivi médical, il n’est pas à la hauteur des enjeux selon la sociologue : "Il n’y a pas de suivi médical renforcé en cas de risques professionnels et encore moins dans les secteurs féminins, alors que les femmes sont souvent exposées à des substances cancérogènes."

Certaines évolutions récentes pourraient toutefois donner un début d’espoir en la matière. D’un point de vue réglementaire, précise Guy Pons, médecin du travail chez Enedis, "le décret du 4 avril 2024, qui sera mis en application en juillet, corrige une faille non négligeable de la législation : les services de prévention et de santé au travail obtiendront désormais systématiquement la liste des collaborateurs exposés à des produits CMR [cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques]". Sur le plan organisationnel, Corinne Pilorget note à son tour des prémices d’amélioration : "Aujourd’hui, certains services inter­entreprises de médecine du travail sont de plus en plus multi­disciplinaires, avec des ergonomes, des spécialistes des expositions professionnelles qui s’ajoutent aux médecins et infirmiers, et peuvent conseiller les entreprises." Sauf que, nous dit-elle, "cela ne s’applique pas aux travailleuses non salariées"…

La sous-traitance, un autre facteur de surexposition

De fait, en admettant que la prévention soit véritablement efficace, subsisterait un problème de taille : la sous-­traitance. Les secteurs concernés se tournent massivement vers des travailleuses indépendantes, privées d’instances représentatives. À leur égard, le devoir de protection de l’employeur ne s’applique pas, ce que nous confirmait l’avocat Jérôme Giusti, qui défend les chauffeurs Uber. En conséquence, d’après l’étude de Santé publique France, les femmes non salariées sont deux fois plus exposées que les salariées à des solvants oxygénés (cétones, esters et éther éthylique) et à des solvants pétroliers (notamment le benzène). Des solvants massivement utilisés dans les secteurs de la coiffure et de l’esthétique, mais aussi du soin et du nettoyage.

Corinne Pilorget, qui a participé à l’étude, partage son inquiétude sur cet état de fait qui n’évolue pas : "La médecine du travail et la prévention s’appliquent aux populations salariées ; pour les populations non salariées et exposées aux risques professionnels, il faudrait réfléchir à l’implémentation de mesures de protection spécifiques."

Alors, que faire ?

Les employeurs agissent-ils assez pour protéger les salariées exposées à des substances toxiques ? Ce n’est pas l’avis ­d’Annie Thébaud-Mony : "La crise de l’amiante a certes fait beaucoup changer les choses, mais nous espérions un effet boule de neige général qui n’a pas eu lieu."

Dès lors, une prise de conscience et un passage à l’action s’imposent sur les plans réglementaire, législatif, RH et industriel. Les fabricants doivent supprimer toutes les substances toxiques qui peuvent l’être. Il est essentiel de les soumettre à l’obligation d’informer employeurs et personnel, de manière lisible et accessible.

Il faut investir pour mettre au point des protections adaptées à l’ensemble des risques auxquels les femmes sont exposées, en tenant compte de leur spécificité biologique.

"La crise de l’amiante a certes fait beaucoup changer les choses, mais nous espérions un effet boule de neige général qui n’a pas eu lieu"

Au niveau RH et législatif, dans les secteurs du soin, du nettoyage et de l’esthétique, une information claire et circonstanciée doit être transmise, affichée, et les filets de sécurité pour l’emploi des femmes désirant procréer doivent être renforcés, afin qu’elles ne soient pas discriminées si elles annoncent tôt leur grossesse ou leur désir d’avoir un enfant.

De manière générale, les femmes de ces secteurs, plus pauvres et plus précaires, ont besoin d’être suivies avec une attention toute particulière : elles n’ont pas toujours le statut d’employées, ce qui les prive de la protection dont elles devraient bénéficier.

Leurs emplois sont essentiels. Elles doivent être protégées. C’est fondamental pour la RSE des entreprises, et surtout, pour notre contrat social.

 Caroline de Senneville et Judith Aquien 

Photo: pch.vector sur Freepik

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