Comment les femmes peuvent-elles être de plus en plus victimes d’acci­dents et de maladies professionnelles, alors que les dispositifs visant à sécuriser le travail semblent se renforcer ? Les secteurs à prédominance féminine seraient-ils en retard en ce qui concerne la prévention ?

L’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) a examiné les accidents du travail et les maladies professionnelles sur une période allant de 2001 à 2019. Florence Chappert, qui a coordonné ce projet intitulé "Genre, égalité, santé et conditions de travail", analysait pour nous ses résultats: " Si les hommes restent les plus touchés, le nombre d’accidents du travail les affectant a diminué de 27 %. À l’inverse, ce nombre a augmenté de 42 % pour les femmes."

Pénurie de données sexuées : la santé des femmes au travail encore trop inexplorée

En 2023, un rapport du Sénat s’est penché sur les "maux invisibles" dont souffrent les femmes en milieu professionnel. Ses rapporteuses, les sénatrices Laurence Cohen, Annick Jacquemet, Marie-Pierre Richer et Laurence Rossignol, mettent en évidence une pénurie de données sexuées et, par conséquent, de dispositifs visant à protéger leur santé : "Des biais de genre dans la construction des connaissances scienti­fiques se traduisent par une moindre inclusion des types d’emplois occupés par les femmes, et des femmes en général, notamment dans les enquêtes épidémiologiques et toxicologiques."

"Pour mettre en place des politiques publiques visant la santé des femmes au travail, il faut plus de données sexuées"

En outre, le rapport pointe le fait que "si quelques études scientifiques traitent de la santé des médecins, [celle] des aides-soignantes est totalement inexplorée par la recherche scientifique". Rattraper ce retard prend du temps : "Les politiques de pré­vention [consacrées à la santé des femmes] n’ont vu le jour qu’il y a six ou sept ans dans le secteur de la santé", explique Florence Chappert, de l’Anact.

Dans sa partie intitulée "Un aveugle­ment au genre à l’origine d’une focalisa­tion sur 'l’homme moyen' ", le rapport du Sénat rappelle que "la plupart des connaissances actuelles sur les accidents du travail, les risques et maladies profession­nelles sont issues d’études menées dans des secteurs à majorité masculine". À l’inverse, des secteurs majoritairement féminins, comme ceux du nettoyage, des soins et de l’esthétique, sont passés sous les radars. Pourtant, les femmes qui y travaillent sont exposées à des risques moins spectacu­laires, certes, mais tout aussi dévastateurs (problèmes de fertilité, cancers, troubles cognitifs, etc.). La sénatrice Annick Billon, vice-présidente de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes au Sénat, le regrette : "C’est un invisible qui fait mal car on passe à côté de la pré­vention, qui reste le meilleur outil. Il faut former tous les acteurs de la prévention à une approche genrée et consacrer les budgets publics à de la recherche publique."

"Les femmes ne sont pas de petits modèles d’hommes, il faut tenir compte de leurs spécificités pour leur permettre de travailler dans de bonnes conditions"

Néanmoins, la situation évolue. Selon le rapport du Sénat de 2023, "depuis une dizaine d’années, les statistiques sexuées se sont développées et permettent de mieux appréhender les spécificités féminines, tant sous l’angle des conditions de travail des femmes que sous celui des atteintes à leur santé". Un impératif pour faire évoluer les politiques de prévention, comme le confirme Annick Billon : "Pour mettre en place des politiques publiques visant la santé des femmes au travail, il faut plus de données sexuées."

Différencier les politiques publiques de santé

Une avancée réjouissante, mais qui vient presque trop tard : le travail s’est organisé sans intégrer la santé des femmes. Pour compenser ce retard, il faudrait un enga­gement politique fort en matière de pré­vention portant sur la santé des femmes au travail, mais il fait aujourd’hui défaut. Car si le gouvernement semble s’être enfin saisi d’enjeux sociétaux, l’impact de cer­tains risques professionnels spécifiques au genre demeure largement impensé. "Les politiques publiques de la santé au travail sont peu axées sur le genre, et les conséquences sont lourdes", pointe Annick Billon. Sylvie Platel, responsable du plai­doyer santé environnement chez WECF France et docteure en santé publique, renchérit : "Les femmes ne sont pas de petits modèles d’hommes, il faut tenir compte de leurs spécificités pour leur permettre de travailler dans de bonnes conditions et avec des équipements appropriés. Il faut intégrer les risques propres au travail des femmes, et ils sont nombreux. Les sous-estimer équivaut à les priver de prévention."

Et à la question de savoir si cette prise en compte constitue un favoritisme, la sénatrice Annick Billon répond très clai­rement : "Il faut intégrer la manière dont fonctionne le corps des femmes à la réflexion. Différencier les politiques publiques est perçu comme une discrimination défavo­rable aux hommes, or différencier n’est pas discriminer."

Un Duerp genré pour protéger la santé des femmes

Le document unique d’évaluation des risques professionnels (Duerp) constitue l’un des leviers d’action identifiés par les spécialistes que nous avons interviewées. Rendu obligatoire en 2001, le Duerp est le référent en matière de prévention des risques professionnels. L’article L. 4121-3-1.-I. de la loi d’août 2021 précise qu’il "répertorie l’ensemble des risques profes­sionnels auxquels sont exposés les travail­leurs et assure la traçabilité collective de ces expositions".

Pour autant, rien n’oblige les entreprises à adapter le Duerp selon le genre biologique, ce qui exclut dès lors les femmes puisque le corps masculin demeure le mètre étalon de la prévention des risques. Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé, alerte à ce sujet : "L’évaluation des risques prévue par le Duerp est mal faite. Elle est souvent élaborée de façon très for­melle, sans aucun lien avec la réalité des postes de travail occupés par des femmes et des contraintes associées."

Agir sur la médecine du travail

Un Duerp incluant les spécificités propres au corps des femmes ? Encore faudrait-il que la médecine du travail ait les moyens d’assurer sa mission, essen­tielle en matière de prévention. Ces der­nières années, la tendance est pourtant tout autre et, faute d’un contingent de médecins du travail suffisant, les visites médicales s’espacent de plus en plus. C’est ce que déplore Guy Pons, méde­cin du travail depuis plus de trente ans chez Enedis : "Les entreprises, et même les grands groupes qui ont leurs services de prévention santé au travail, ont des difficultés pour recruter et remplir leurs obligations légales liées au suivi médical des salariés." Un constat inquiétant aux conséquences lourdes : "Selon une étude de la Dares, en 2019, seuls 39 % des employés du secteur privé déclaraient avoir vu un médecin du travail ou un infirmier au cours des douze mois précédant, contre 51 % en 2013 et 70 % en 2005. L’espacement des visites médicales peut compromettre la pré­vention des risques professionnels et la détec­tion précoce de maladies liées au travail."

Des risques potentiels majeurs faute d’une considération suffisante

La demande des sénatrices de voir appa­raître des politiques de santé publique genrées au travail ne vient pas de nulle part. Les différences physiologiques entre les sexes – a minima hormonales – sont nombreuses et rendraient les femmes plus vulnérables à certaines expositions professionnelles que les hommes.

"Les femmes pourraient être plus vulnérables à certains produits cancérigènes en raison de différences biologiques et métaboliques, hormonales et de comportements d’exposition"

Pour donner un exemple parlant, s’il est vrai (et préoccupant) que les hommes sont deux fois plus exposés que les femmes aux fumées et poussières toxiques, celles-ci n’ont pas les mêmes conséquences sur la santé des femmes. Certaines sont même sans doute méconnues, dans la mesure où elles ne font pas l’objet d’une recherche circonstanciée. L’ONG WECF France (Women Engage for a Common Future) est explicite : "Les différences physiologiques et anatomiques engendrent une vulnérabilité différente entre les sexes aux produits chimiques. Ainsi, non seulement les femmes accumulent plus de produits toxiques dans leurs corps que les hommes, mais en plus elles ne les absorbent pas et ne les métabolisent pas de la même manière." Le médecin du travail Guy Pons abonde en ce sens : "Si l’exposition à des produits toxiques fait des dégâts partout, des études suggèrent que les femmes pourraient être plus vulnérables à certains produits cancérigènes en raison de différences biologiques et métaboliques, hormonales et de comportements d’exposition."

Caroline de Senneville et Judith Aquien

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