Dans 80 % des cas, les entreprises vivent des situations liées aux pratiques religieuses de leurs salariés qui ne sont pas problématiques. Mais que faire dans les 20 % de cas restants sachant que la liberté de conviction prévaut sur la laïcité ? Entretien avec Lionel Honoré, professeur en sciences de gestion à l'Institut d'administration des entreprises de Brest, directeur de l'Observatoire du fait religieux en entreprise (Institut Montaigne) et auteur de Manager la religion au travail (Dunod).

Décideurs. Comment se traduit en France la présence de la religion sur les lieux de travail ?

Lionel Honoré. Depuis la fin des années 2010, ce que nous appelons le "fait religieux" concerne deux entreprises sur trois. Le fait religieux se traduit majoritairement par des demandes personnelles de la part des collaborateurs : aménagement du temps de travail pour participer à une fête religieuse, port de signes comme la croix ou la kippa, personnes qui utilisent leurs pauses pour prier dans leur bureau, etc. Il s’agit de faits assez peu problématiques dans 80 % des cas. Là où cela pose un problème, c’est lorsqu’un salarié refuse de collaborer avec une femme, fait du prosélytisme ou ne souhaite travailler qu’avec ses coreligionnaires. Toutes les zones géographiques sont concernées par ces sujets. Toutes les tailles d’entreprise et tous les secteurs d’activité sont également touchés même si les entreprises de taille importante où la main-d’œuvre peu qualifiée est nombreuse sont davantage concernées.

Que dit la loi ?

Il est important de comprendre que, pour le privé, c’est la liberté de conviction des salariés qui prévaut et non pas la laïcité. Cette liberté de conviction inclut la liberté de croyance et de pratique de sa religion. Le réflexe qui consiste à dire : "pas de religion au travail", n’est pas le bon. Toutefois, la place de la religion peut être encadrée ou limitée par l’entreprise à travers son règlement intérieur. Les dispositifs doivent être justes, justifiés, équitables et fonctionnels, c’est-à-dire centrés sur le bon fonctionnement du travail. Les entreprises doivent éviter que le salarié ait l’impression que le comportement managérial est anti-religieux. C’est pourquoi, dans les cas problématiques, le manager doit à la fois être ferme et sanctionner tout en sachant faire preuve de pédagogie.

Le fait religieux concerne-t-il autant les hommes que les femmes ?

Oui, et ce quelles que soient les religions. Du côté des femmes, il consiste surtout dans le port de signes religieux ou en prières sur le lieu de travail. Du côté des hommes également. En revanche, les situations problématiques sont majoritairement le fait des hommes. La misogynie est le premier des faits religieux problématiques. Ce sont également souvent des personnes de moins de 35 ans et de confession musulmane. Passé cet âge, les salariés gardent une pratique religieuse mais l’expérience les amène à mieux concilier travail et religion.

"Quelle que soit votre religion, il n’est pas bien vu d’en faire part au travail"

Les situations de stigmatisation et de discrimination progressent-elles ?

Oui. Quelle que soit votre religion, il n’est pas bien vu d’en faire part au travail. Vous risquez d’être stigmatisés, moqués ou mis à l’écart. Pourquoi ? Sans doute parce que l’image des pratiquants n’est pas toujours bonne. La religion peut être aussi parfois considérée comme une superstition, et donc un signe de faiblesse. Il y a également des collaborateurs très attachés à la laïcité qui n’apprécient pas que la religion soit évoquée dans l’entreprise. Les chrétiens ne sont pas épargnés. La France est un pays qui a beau être de culture chrétienne, tout le monde ne partage pas cette culture. Demandez, par exemple, à des Français ce que signifient la Pentecôte ou l’Assomption. Beaucoup auraient du mal à vous répondre alors même qu’il s’agit de jours fériés. Si la stigmatisation touche autant les hommes que les femmes toutes religions confondues, la discrimination, elle, concerne davantage les hommes musulmans : refus d’embauche, carrières ralenties, etc. Et ce alors même que la majorité des musulmans mettent la religion à l’écart du travail.

Les entreprises sont-elles suffisamment réactives face à ce type de questions ?

Non. Les entreprises ont souvent deux défauts. D’abord : la myopie des directions générales ou RH qui ne se rendent pas compte de l’étendue des problèmes. Il est important qu’elles gardent une connexion forte avec le terrain et ne minimisent pas les faits. Par ailleurs, les outils et les règles sont une bonne chose mais il faut les redéfinir en permanence, les piloter au quotidien afin que leur application reste pertinente. Il est important aussi d’apporter du soutien aux managers de proximité, et pour cela les RH restent l’interlocuteur privilégié.

Propos recueillis par Olivia Vignaud

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