Par Julien Boucaud-Maître, avocat associé. Chassany Watrelot & Associés
Le cadre dirigeant, une espèce en voie de disparition
Dans un arrêt du 31?janvier 2012, la Cour de cassation réserve la qualification de cadre dirigeant aux salariés «?participant à la direction de l’entreprise?». Si elle semble conforme à l’esprit du texte, cette décision restreint la population éligible au statut de cadre dirigeant et pourrait être à l’origine de nombreux litiges à l’avenir.
Le statut de cadre dirigeant est extrêmement attrayant pour les employeurs puisqu’il permet d’exclure les salariés concernés de la très grande majorité des dispositions légales relatives à la durée du travail. Les cadres dirigeants ne sont notamment pas soumis à un quelconque décompte de la durée du travail et ne peuvent prétendre au paiement d’heures supplémentaires. Il est donc tentant pour les employeurs d’étendre ce statut au plus grand nombre. Une telle stratégie n’est toutefois pas sans risque : en cas de qualification abusive d’un salarié de cadre dirigeant, ce dernier pourra prétendre être soumis à l’horaire collectif de travail appliqué dans l’entreprise (habituellement 35?heures par semaine) et demander le paiement d’heures supplémentaires, y compris pour le passé. Une erreur de qualification est donc susceptible d’entraîner la condamnation de l’entreprise au paiement de rappel de salaire pouvant atteindre plusieurs centaines de milliers d’euros. Or, un arrêt de la Cour de cassation vient de semer le trouble sur la définition exacte du «?cadre dirigeant?» et accroître les risques de contentieux pour les entreprises.
L’arrêt du 31?janvier 2012
La société Bruno Saint-Hilaire engage en janvier?2005 une responsable de collection homme et lui attribue la qualité de cadre dirigeant. Elle constate en effet que cette personne correspond parfaitement à la définition édictée par l’article L.3111-2 du Code du travail : «?sont considérés comme ayant la qualité de cadre dirigeant les cadres auxquels sont confiés des responsabilités dont l’importance implique une grande indépendance dans l’organisation de leur emploi du temps, qui sont habilités à prendre des décisions de façon largement autonome et qui perçoivent une rémunération se situant dans les niveaux les plus élevés des systèmes de rémunération pratiqués dans leur entreprise ou établissement?». Suite à son licenciement survenu en juillet?2007, la salariée conteste son statut de cadre dirigeant. La cour d’appel de Toulouse puis la Cour de cassation font droit à cette demande. Bien qu’ayant constaté que la salariée disposait d’une grande autonomie dans l’organisation de son travail et était classée au coefficient le plus élevé de la convention collective, la Cour de cassation refuse de lui attribuer la qualité de cadre dirigeant au motif que les critères cumulatifs de l’article L.3111-2 du Code du travail «?impliquent que seuls relèvent de cette catégorie les cadres participant à la direction de l’entreprise?», ce qui n’était pas le cas. La Cour confirme en conséquence la condamnation de l’employeur au versement de plus de 48 000?euros au titre des heures supplémentaires accomplies entre janvier?2005 et juillet?2007.
Des critères de plus en plus restrictifs
La définition du cadre dirigeant retenue par le Code du travail pouvait sembler relativement souple et permettre à de nombreux salariés de haut niveau d’entrer dans cette catégorie. Pour autant, le rapport parlementaire élaboré en vue de l’adoption de l’article L.3111-2 du Code du travail insistait déjà sur le caractère «?éminemment restrictif?» de la notion de cadre dirigeant, visant «?ces salariés bien particuliers qui ont un rôle d’employeur et le représentent souvent en matière sociale ou autre?» et qui «?assument en contrepartie, par délégation implicite, la responsabilité pénale du chef d’entreprise?». Selon le rapport, il ne pouvait s’agir que du «?premier cercle autour du dirigeant?». Depuis l’introduction de cet article, la Cour de cassation s’est attachée à respecter le souhait du législateur. Après avoir énoncé sans surprise que les trois critères posés par l’article L. 3111-2 sont cumulatifs, la Cour a estimé qu’il convenait de vérifier «?in concreto?» les conditions réelles d’emploi du salarié concerné au regard de ces critères. Les juges doivent donc se livrer à une appréciation de chaque cas d’espèce et ne peuvent se contenter de s’attacher à un seul fait ou indice pour retenir ou écarter la qualité de cadre dirigeant. Par exemple, une mention sur le contrat de travail ou sur le bulletin de salaire du salarié, le coefficient conventionnel accordé ou encore l’exercice d’un mandat social (se cumulant au contrat de travail) ne sauraient être déterminants à eux seuls. Désormais, les juges du fond devront également vérifier que le cadre dirigeant «?participe à la direction de l’entreprise?». Si la Cour de cassation ne précise pas ce que recouvre exactement cette notion, il est probable qu’en pratique, les juges du fond vérifieront notamment :
- la place de l’intéressé dans l’organigramme de l’entreprise ;
- sa capacité à engager l’entreprise sans autorisation préalable, vis-à-vis des autres salariés de l’entreprise et des tiers (clients, fournisseurs) ;
- sa capacité à remplacer l’employeur en cas d’empêchement ;
- sa participation aux organes de direction de l’entreprise (comité de direction, comité exécutif).
Se posera alors la délicate question des directeurs dont les compétences techniques ou scientifiques correspondent au cœur de métier de l’entreprise et qui, de ce fait, ont un rôle clé dans son développement. Paradoxalement, et même s’ils disposent d’une totale autonomie dans leur domaine d’activité, cela ne suffira pas à leur conférer la qualité de cadre dirigeant lorsqu’ils ne seront pas effectivement impliqués dans les décisions stratégiques de l’entreprise.
Des particularités de moins en moins nombreuses
La qualité de «?cadre dirigeant?» suscite encore aujourd’hui bien des craintes et des convoitises et ce, alors même que leur statut tend à se «?standardiser?». Il est de plus en plus difficile de réserver le bénéfice de régimes de protection sociale aux seuls cadres dirigeants sans risque de remise en cause des exonérations sociales attachées à ce type d’avantage. Certains auteurs estiment également que les cadres dirigeants ne sauraient être exclus du droit au repos quotidien et hebdomadaire garanti par la Constitution. Face à ces incertitudes, les entreprises doivent s’interroger sur l’opportunité d’attribuer la qualité de cadre dirigeant, et envisager les autres possibilités qui s’offrent à elles pour limiter les risques de contentieux attachés à cette qualification (mandat social accompagné d’un «?package?» équivalent à celui d’un salarié, contrat de travail assorti d’un forfait en jours et de la possibilité de racheter les JRTT de l’intéressé, etc.).