Le verdict du Conseil d’État de février en matière de pluralisme sur le petit écran fracture le monde juridique. Avènement d’un fichage des opinions politiques pour les uns, rappel de la contrepartie du bénéfice de la fréquence hertzienne pour les autres. Deux camps s’opposent.

Depuis sa sortie le 13 février 2024, la décision du Conseil d’État sur le contrôle du pluralisme par l’Arcom fait beaucoup de bruit. Elle a été rendue après la saisie du juge administratif suprême par Reporter Sans Frontière (RSF), qui cherchait à obtenir de l'Arcom, sans succès, qu'elle admette que CNews n'est plus une chaîne d’information. Christophe Deloire, le secrétaire général de RSF explique : "Cela fait près de dix ans que nous réclamons qu’il exerce ses compétences. Ce n’est pas telle ou telle ligne éditoriale qui est en jeu, mais notre capacité à accéder à une diversité de faits et d’opinions." Selon son adjoint Thibault Bruttin,"CNews devient jour après jour un Fox News à la française, suivi quotidiennement par plus de 8 millions de téléspectateurs, et entraîne le paysage audiovisuel dans la société du commentaire". La décision du Conseil d'État porte selon lui un coup d'arrêt au "laissez-faire du régulateur". Les principaux intéressés, de la chaîne CNews, crient au scandale et chez les juristes, les avis divergent. Atteinte à la liberté d’expression pour les uns, mesure de protection du débat démocratique pour les autres, on prête à la décision des juges suprêmes de l’ordre public des conséquences diverses et éparses.

Le mercredi 13 mars 2024, on pouvait lire dans les colonnes du Monde, une tribune d’un collectif d’avocats parisiens favorables à la position du Conseil d’État. Clémence Bectarte, Simon Clémenceau, Emmanuel Daoud, Victor Edou, Jessica Finelle, Marc François, Benoît Huet, Corinne Lepage, Martin Pradel, François Saint-Pierre, Jeanne Sulzer, Dominique Tricaud, Clémence Witt et François Zimeray s’inquiètent de ce que de nombreux commentateurs "qui n’ont manifestement pas lu la décision, ou ne l’ont pas comprise, ont laissé à penser qu’elle pouvait limiter la liberté d’expression, qu’elle visait à mettre les médias sous surveillance". Ce panel d’avocats soutient RSF dans sa quête d’obtenir de la justice l’application de la loi du 30 septembre 1986 sur la liberté de communication audiovisuelle, dite Léotard. Ce texte qui prône l’indépendance et le pluralisme de l’information garantit la diversité des points de vue à la télévision. Pour rappel, c’est le collectif qui le dit, article 34 de la Constitution à l’appui, le pluralisme fait partie des objectifs à valeur constitutionnelle. Soit au sommet de la chaîne alimentaire des normes juridiques. Le texte de 1958 indique que "la loi fixe les règles concernant la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias". Les auteurs de la tribune entendent faire passer un message dans le quotidien national. Il est important de revenir aux fondamentaux de droit "dans une France gagnée par la polarisation, où le prisme politique perturbe trop souvent la lecture honnête de la réalité".

Pluralisme interne et pluralisme externe

Sur France Inter, dans la matinale du samedi 9 mars, l’avocat de Reporter sans frontière, Patrice Spinosi explique que cette obligation de pluralisme est la contrepartie de l’utilisation d’une fréquence hertzienne, une ressource limitée. S’y brancher engage son utilisateur à se conformer aux exigences légales qui entourent la liberté d’expression en France. Pour l’avocat, le Conseil d’État prend acte des changements du paysage de la télévision. Alors qu’à l’époque, il fallait, pour contrôler l’existence d’opinions diverses sur les plateaux, compter le temps de paroles des personnalités politiques, la donne a changé aujourd’hui. "Aujourd’hui, la parole publique n’appartient pas simplement aux politiques, il y a des émissions de débats. L’information est devenue plus manipulable." Les chroniqueurs, les éditorialistes et les journalistes sont légion et leurs discours orientent la ligne éditoriale. C’est d’ailleurs elle que l’Arcom devra étudier pour contrôler le pluralisme, sur le temps long et a posteriori. Patrice Spinosi assure qu’il ne sera pas nécessaire de ficher les personnes qui interviennent à l’antenne. Roch-Olivier Maistre, le président de l’Arcom, a en effet déclaré qu’"il n’y aura pas de catalogage des journalistes et invités. Il s’agira d’une appréciation globale sur l’ensemble des programmes diffusés. L’Arcom n’est ni la police de la pensée ni un tribunal d’opinion".

Selon le président de l'Arcom, "il n y aura pas de catalogage des journalistes et invités. L'Arcom n'est ni la police de la pensée, ni un tribunal d'opinion"

Fairness doctrine

D’autres ne partagent pas son avis. François-Henri Briard, avocat à la Cour de cassation et au Conseil d’État, invité sur Sud Radio, explique que pour procéder à son contrôle, l’Arcom devra fouiller le passé des intervenants pour déterminer leur positionnement politique. "Vous imaginez ce cauchemar de classification, de fichage des intervenants et des invités est non seulement impossible mais extrêmement inquiétant." Les États-Unis avaient emprunté un chemin similaire en 1949 avec la Fairness Doctrine ou doctrine de l’équité, une politique de la Commission fédérale des communications américaines (FCC) qui imposait la présentation de la pluralité des points de vue aux titulaires de licences de radiodiffusion et de télévision. Même justification qu’en Hexagone : la rareté du spectre de diffusion limite les possibilités d'accès aux ondes. Dans l'affaire Red Lion Broadcasting Co. c. FCC de 1969, la Cour suprême américaine avait expliqué que, sans cette doctrine, les propriétaires de stations n'auraient à l'antenne que des personnes qui partageaient leurs opinions.

La doctrine fut abolie sous la présidence Reagan en 1987. Juste avant l’arrivée du câble et le boom des chaînes, qui donnent de l’eau au moulin des détracteurs de la Fairness Doctrine : plus besoin de limiter ce qui est devenu illimité. "On s’est aperçu au fil du temps, toutes tendances confondues, démocrate et républicain, que le système ne fonctionnait pas, car il est une entrave majeure à la liberté d’expression et qu’il favorise un certain discours homogène et plat qui en réalité ne répond pas du tout à l’objectif de débat public", analyse François-Henri Briard. Pour d’autres, la disparition du principe a renforcé la polarisation du débat public aux États-Unis. Non sans reconnaître des limites nécessaires à la liberté d’expression (pour la sécurité nationale, le respect à la vie privée, etc.), François-Henri Briard insiste sur la libre communication des pensées et des opinions proclamées comme l’un des droits "les plus précieux" de l’homme dans l’article 11 de la Déclaration de l’Homme et du Citoyen et qui figure "au fronton de la loi Léotard" de 1986. Pour lui, la décision procède d’une lecture extensive de l’article 13 de cette loi et conduit à interdire les chaînes d’opinion en France. 

Et pourquoi ne pourrait-on pas avoir de chaîne d’opinion en France ? Ou "pourquoi ne laisse-t-on pas CNews devenir une chaîne d’opinion comme Fox News" questionne l’avocat Benoit Huet. "Fox News est accessible via un service payant via le câble. En France, c’est l’État qui met gratuitement à disposition de Vivendi, elle-même détenue par Bolloré, cette fréquence audiovisuelle et c’est la raison pour laquelle l’obligation de pluralisme pèse sur CNews". Si CNews décidait de ne plus bénéficier de la fréquence gratuite et d’être diffusée sur le satellite, sur une chaîne payante, elle aurait toute latitude pour devenir une chaîne d’opinion.

L'ancien président du CSA s'inquiète d'une "entrave à la liberté d'expression et la liberté d'entreprise dans le domaine audiovisuel"

Dans une tribune publiée sur le site Village de la Justice le 29 février 2024, l’avocat Pierre-Henri Bovis (cabinet Rault-Bovis), dénonce-lui aussi une décision "dangereuse" et "difficilement applicable en faits". Il y voit d’une "interprétation totalement anachronique" de la loi du 30 septembre 1986. "Plus qu’une décision de justice, il s’agit d’un retour à la tutelle d’État de l’information librement accessible". Pierre-Henri Bovis va jusqu’à interroger le caractère politique de la décision. Il met en balance l’accusation faite à CNews d’être trop conservatrice et la couleur politique du Conseil d’État. Qui tendrait vers le rose du fait de la présence de Christophe Chantepy, ancien directeur de cabinet de Jean-Marc Ayrault, et l’ex-conseillère Sylvie Hubac remplacée par Thierry Tuot à la présidence de la section intérieure du Conseil d’État, tous deux à gauche de l’échiquier politique. L’avocat et essayiste Gilles-William Goldnadel parle lui aussi dans sa chronique au Figaro intitulée "À la confrontation d’idées, l’extrême gauche préfère la censure" d’un "éventuel biais idéologique ayant présidé à la décision". Le camp des inquiets compte aussi l’ancien directeur général du Conseil supérieur de l’audiovisuel, Jean-Éric Schoettl (également ancien conseiller d’État et ancien secrétaire du Conseil constitutionnel) qui prédit que les exigences du Conseil d’État "entraveront la liberté d’expression et la liberté d’entreprise dans le domaine audiovisuel".

Sous un autre angle, celui des données personnelles, le cabinet Haas sonde les conséquences de la décision du Conseil d’État. Il prévoit qu’en pratique, pour déterminer les opinions politiques de chaque intervenant, il faudra passer par la collecte et le stockage de données sensibles, interdit par principe. Et si l’on dépasse ce premier obstacle, que trancher dans le cas d’un intervenant qui se déclare d’un bord de l’échiquier politique, mais dont les données collectées en parallèle (déclarations, mandats, fréquentations…) l’entraînent plutôt dans le camp politique opposé ? Pour le cabinet fondé par Gérard Haas, "le casse-tête juridique qui suit l’ouverture de cette boîte de pandore implique de fait une insécurité juridique certaine, une potentielle atteinte à la vie privée et la liberté". Casse-tête juridique et politique, le Conseil d’État laisse dans son sillage plus de questions que de réponses.

Anne-Laure Blouin

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