Dans les coulisses du bâtonnat
Entre Paris et la province, tout un périphérique. Entre avocats «?d’affaires?» et avocats «?du judiciaire?», un niveau de vie. Entre ceux qui ont débuté dans les années florissantes et les plus jeunes, qui doivent jouer de stratégies pour faire carrière, plus qu’un décalage de génération. C’est alors qu’intervient le bâtonnier, élu par ses pairs pour représenter et défendre la profession tout entière. Le bâtonnier est le plus puissant des avocats. Une fonction cependant incarnée par des hommes aussi différents que les avocats eux-mêmes. Il dirige l’Ordre pour que, sous son autorité, chaque chose ait sa place. Il tient le bâton et menace d’en faire usage en cas de litige.
«?Il faut être politique mais pas politicien?»
Pourtant, la réalité est plus contrastée. Contesté par la profession et écarté par les pouvoirs publics, le bâtonnier souffre du désenchantement de sa fonction. Pour Dominique Attias, vice-bâtonnière de Paris, «?il faut être politique mais pas politicien?». L’avocate, qui constitue avec Frédéric Sicard un duo inattendu, est remarquable par sa forte présence. Fière de rester éloignée de l’establishment pour se concentrer sur l’intérêt de la profession, elle reconnaît en Frédéric Sicard, dont les fins de phrases sont généralement ponctuées d’un rire complice, un vrai allié. Une posture nouvelle qui n’enlève rien à la mission politique du bâtonnier de Paris. Représentant la moitié des avocats de France, il détrône les autres instances représentatives de la profession, le Conseil national des barreaux (CNB) et la Conférence des bâtonniers.
«?Le bâtonnier de Paris est politique parce que sa création remonte aussi loin que la profession, à l’époque capétienne. C’est aussi celui qui est facilement identifiable, puisque ceux qui ne sont pas avocats ne savent pas ce qu’est le CNB?», explique Frédéric Sicard, chef des avocats de Paris depuis janvier 2016. «?Ce rôle politique n’est pas tant lié au poids économique du barreau de Paris qu’à son rôle éthique. Il est par exemple de notre mission d’expliquer à nos élus que toutes les réformes en cours manquent de souffle et de vision économique à long terme.?» Frédéric Sicard, spécialisé en droit social, fait ici référence à la réforme du droit du travail, au sujet de laquelle il a multiplié les prises de paroles publiques. En attendant d’être entendu sur ce point, le bâtonnier rencontre un à un les candidats à la présidentielle 2017, signe fort de l’intérêt que portent les représentants des pouvoirs publics – en campagne –aux avocats.
Son confrère Vincent Potié, bâtonnier de Lille, vient de s’entretenir avec le garde des Sceaux. Les points évoqués?? L’avenir de la profession, l’aide juridictionnelle, la défense du secret professionnel, la «?constitutionnalisation?» du droit à l’avocat, l’état d’urgence, la réforme du droit pénal, etc. Les sujets ne manquent pas pour les avocats engagés dans la vie sociétale. Ou au cœur de la société civile comme le collectif Avocats debout, créé par Dominique Tricaud. Ses confrères y dispensent des consultations juridiques aussi variées que le sont les personnes sur la place de la République à Paris. Mais quand un associé coûte 140?euros de l’heure (selon une étude KPMG d’avril 2016 sur le coût horaire moyen facturé, tous cabinets confondus), la mise en place d’une telle plate-forme de bénévolat passe beaucoup par l’implication des élèves-avocats et des plus jeunes professionnels, ceux qui justement ont besoin de consacrer du temps au lancement de leur carrière…
Une question d’accès au droit
À Lille, impossible pour les défenseurs de la liberté de rester détachés de la zone de non-droit qu’est devenue la jungle de Calais. Extérieur au barreau de Lille, Calais est tout de même le centre des préoccupations de nombreux avocats rodés au droit des étrangers, d’asile, des victimes et au droit international de la famille. «?Nous proposons des formations à nos confrères et nous préparons la rédaction de différentes conventions d’accès au droit pour faire en sorte que les personnes qui transitent par la jungle soient informées. Cela dépasse les clivages politiques, c’est une question d’accès au droit?», explique le bâtonnier engagé.
À Lille, impossible pour les défenseurs de la liberté de rester détachés de la zone de non-droit qu’est devenue la jungle de Calais.
Des coups d’épée dans l’eau?? Les bâtonniers sont impliqués dans les sujets de société, comme pour la défense des droits et de leur profession, mais peu entendus. C’est comme s’ils étaient beaucoup consultés mais pas par les bonnes personnes. Olivier Cousi, candidat à Paris au bâtonnat 2017, s’interroge?: «?Pourquoi Bercy et la Chancellerie ne consultent-ils pas les avocats sur des projets de loi majeurs comme la réforme pénale?? Je suis choqué qu’ils ignorent délibérément notre compétence.?» Sa consœur Anne Fauré, bâtonnier de Toulouse, confirme cette impression?: «?Je ne suis pas sollicitée par les pouvoirs publics. C’est moi qui alerte régulièrement les députés et sénateurs sur des points qui concernent notre profession, et j’obtiens généralement une écoute attentive.?» Mais rien de plus. L’avocate, qui se dit même impuissante lorsqu’on l’interroge sur sa faculté à faire changer l’ordre des choses, semble submergée par l’ampleur de la tâche à laquelle elle consacre quasiment 100?% de son temps et qui finalement ne permet qu’un bilan bien léger.
«?Si tu ne sais pas pour qui voter…?»
C’est peut-être la raison pour laquelle les avocats parisiens votent peu. Avec une mobilisation de 40?% d’entre eux aux dernières élections, les plus jeunes parlent de désillusion. Comme si le bâtonnat avait perdu de sa splendeur. «?En fait, c’est beaucoup?», pour Dominique Attias?: dans un Ordre qui représente presque la moitié des avocats de France (45?% des 60?000 avocats, avec un effectif de 27?000 inscrits à Paris), réunir 11?000 votants serait déjà une performance. Pourtant, à Aix-en-Provence par exemple, ils sont 90?% à élire leur bâtonnier. Et c’est le cas dans la plupart des barreaux de province. Moment privilégié de réunion de la profession, on se croise, on s’embrasse, on se présente et certains messages passent dans le couloir menant à l’isoloir. «?Si tu ne sais pas pour qui voter, fais-moi plaisir, choisis ce candidat?», glisse-t-on sans complexe. Ces jeux de pouvoir sont permis tant que le vote reste physique, ce qui n’est plus le cas de Paris où il est électronique.
La principale critique à l’encontre de l’Ordre de Paris vise son budget et la manière dont le bâtonnier le dépense. Le précédent, Pierre-Olivier Sur, a été particulièrement attaqué sur ce point. Voiture avec chauffeur, multiplication des déplacements – en délégation – à l’étranger, cocktails, galas, etc. Son successeur a fait de la baisse des dépenses un point phare de sa campagne. Une fois en poste, il a fait voter par le conseil de l’Ordre leur diminution de 2,5?millions d’euros par an. Les budgets des barreaux de province sont également en baisse, mais pour d’autres raisons?: constitués par les cotisations obligatoires des membres, ils souffrent de leur baisse. Ils sont généralement à peine suffisants pour assurer les missions premières des Ordres, à savoir la gestion des conflits entre avocats ou entre un avocat et son client, et l’administration de l’Ordre. Avec un total de 1,8?million d’euros, le budget du barreau de Toulouse est «?insuffisant pour déployer une vraie campagne de promotion des avocats auprès des entreprises?», déplore Anne Fauré, qui souhaiterait multiplier les campagnes de communication de ses confrères.
«?Trio infernal?»
Puissant ou pas, le bâtonnier crée l’illusion de l’unité de la profession puisque, sur les plateaux de télévision notamment, il est son porte-parole. En réalité, l’Ordre de Paris est fréquemment en conflit avec le Conseil national des barreaux (CNB), l’institution de représentation des avocats au plan national, et la Conférence des bâtonniers, qui réunit les chefs des barreaux de France. Ce «?trio infernal?», selon l’expression de Vincent Potié, est perçu depuis les régions comme un obstacle à l’unité. Les bâtonniers de province regardent d’un mauvais œil les guerres intestines que se mènent le CNB et l’Ordre de Paris. Au cœur de la discorde depuis plusieurs mois?: l’avocat en entreprise. Ce statut, scellé dans les esprits des juristes d’entreprise – inscrit puis retiré de la loi Macron – divise la profession. D’un côté, les avocats des entreprises qui plaident pour que les juristes bénéficient d’un statut protecteur contre les éventuelles saisies et contrôles de la part des autorités judiciaires et administratives. De l’autre, les avocats de particuliers, pour lesquels intégrer 14?000 juristes dans leur Ordre ouvrirait la porte à autant de nouveaux concurrents. Les débats portent sur de nombreux points?: déontologie, secret professionnel, indépendance, etc. La lutte semble sans fin. Comment, dans ce contexte de division interne sur un sujet qui touche le petit monde des professions du droit, apparaître unis pour porter les sujets de société?? Philippe Klein, bâtonnier d’Aix-en-Provence, constate, amer?: «?Je n’avais pas idée de l’ampleur de la déchirure entre Paris et la province avant mon élection.?»
«?Je n’avais pas idée de l’ampleur de la déchirure entre Paris et la province avant mon élection.?»
Faire plier la ministre
En revanche, lorsqu’il s’agit de défendre l’intérêt financier de leur profession, les avocats savent s’unir. La lutte pour l’aide juridictionnelle (AJ), ou plus exactement pour son financement public, est un bon exemple. Face à Christiane Taubira, qui, tout au long de ses quarante mois de mandat, a tenté de créer une taxe sur le chiffre d’affaires des cabinets d’avocats pour financer l’AJ, nombreux sont ceux qui ont répondu à l’appel du bâtonnier Pierre-Olivier Sur et du président du CNB Pascal Eydoux. Malheureusement, la proximité instituée par Pierre-Olivier Sur avec la garde des Sceaux n’a pas suffi. Raccompagner Christiane Taubira jusqu’à son vélo après que les avocats ont ôté leur robe en signe de contestation aura été vain pour faire plier la ministre.
En revanche, sur le renouvellement de l’état d’urgence et l’augmentation des pouvoirs du préfet et du procureur en matière de perquisitions, aucune mobilisation générale n’a été organisée. Les avocats se sont bien exprimés en solo sur leur blog, dans la presse et en public, mais rien de plus. «?Mes confrères ne savent se mobiliser que pour défendre des intérêts corporatistes?», tranche un ancien bâtonnier de Paris.
«?Je commence à peine à en rire?»
La campagne est aussi violente au palais et entre les murs des cabinets dans lesquels se succèdent les candidats. Tous s’accordent à dire que la dernière élection parisienne a dépassé les seuils de perfidie. «?Je commence à peine à m’en remettre et à en rire?», confie Frédéric Sicard, qui a dû, avec sa vice-bâtonnière, rallonger sa campagne à dix-huit mois et réduire son dauphinat à six pour cause de changement de calendrier électoral par son prédécesseur. Un mal pour un bien peut-être, tant les personnalités s’opposent. Le passage de bâton n’a pas dû être facile. À l’image de la campagne. Le bâtonnier s’amuse aujourd’hui des mails reçus par erreur et dont le contenu est particulièrement ciblé sur le physique. Les avocats étaient d’ailleurs nombreux à se plaindre de l’envahissante campagne électronique. Comment faire lorsque trois tickets et quatre candidats en solo s’opposent dans une confrontation de personnalités plus que d’idées?? Le plus contesté fut sans doute Laurent Martinet, alors vice-bâtonnier en poste?: rien n’était prévu sur sa faculté à se présenter. Un manque de confraternité tel que le bâtonnier actuel prépare les prochaines élections de décembre avec la diffusion d’une charte à l’attention de ses confrères candidats.
Marseille n’a pas échappé à son lot de coups bas entre confrères. Alors que ses avocats ont élu pour la première fois le 9?novembre dernier une femme à leur tête, Geneviève Maillet, l’élection a été contestée devant les tribunaux. Deux de ses adversaires, connus pour être procéduriers, ont tenté de faire valoir une ordonnance obligeant à la parité, soit un duo homme/femme, pour occuper les postes de bâtonnier et vice-bâtonnier, alors que Geneviève Maillet a été élue seule. «?Cocasse, cette histoire montre au moins que l’organisation de la représentation des avocats peut-être soumise à un juge impartial. Cela a son importance?», commente son homologue aixois.
Plusieurs centaines de liquidations
La fonction ne fait plus rêver et les candidats sont de moins en moins nombreux. À Lille, Vincent Potié n’avait pas de concurrent, et tous confient s’être lancés dans l’aventure par engagement, par passion. Si le bâtonnat a pendant longtemps été une posture, comme une fonction suprême pour l’avocat et pour son cabinet, tout juste est-il aujourd’hui la reconnaissance par ses pairs d’une carrière réussie. Indéniablement apporteur d’affaires il y a encore quelques années, il permet à peine l’équilibre financier grâce à un défraiement qui varie selon la taille du barreau. «?Mon cabinet, où je ne passe que quelques heures par semaine, en souffre beaucoup?», confie Dominique Attias. Devenue une fonction à plein-temps, même dans les petits barreaux, il s’apparente plus à un engagement personnel pour la profession qu’à un statut prestigieux. «?Oui pour le prestige, mais non pour l’augmentation du chiffre d’affaires de mon cabinet?», confirme Anne Fauré.
«?Mon cabinet, où je ne passe que quelques heures par semaine, en souffre beaucoup?»
En revanche, les avocats attendent de leur bâtonnier qu’il revête la casquette de l’homme innovant. Vincent Potié met en place des cessions de coaching pour le développement de la clientèle. À Toulouse, Anne Fauré tisse des liens avec la chambre de commerce et d’industrie pour que les avocats aient un accès direct aux entrepreneurs. À Aix, Philippe Klein invite ses confrères à ouvrir leur cabinet pour faciliter le premier contact avec un avocat. Le bâtonnier, réservé sur certaines initiatives comme le réseau AGN1, une franchise qui affiche ses prestations en vitrine, a autorisé, sous réserve du respect de la dignité de l’avocat et de son client, l’installation d’une boutique dans la région de son ressort.
Les avocats se sentent pourtant délaissés, de plus en plus pauvres et de moins en moins soutenus. Les petits barreaux ne totalisent qu’une ou deux liquidations judiciaires de cabinets par an, mais à Paris le chiffre de plusieurs centaines est avancé. La profession est de plus en plus malmenée et souffre de la concurrence des nouveaux services du droit qui se répandent sur la Toile. Les bâtonniers s’attachent donc essentiellement au renouveau de la profession et à la recherche de nouveaux marchés, pour les plus jeunes notamment. Le débat se recentre sur l’avenir de la profession, éloigné des engagements de politique nationale. Lorsque le bâtonnier prend son bâton, c’est plutôt celui d’un pèlerin que celui d’un roi.