Intéressement, participation : le partage en question
"[Q]ue le dialogue social s’empare sans délai des questions du partage de la valeur dans les entreprises", tel est le souhait exprimé par le premier Ministre, Jean Castex, lors de son discours de politique générale. Pourtant, le débat autour du partage des richesses en entreprise constitue, en France, l’un des marronniers préférés de la vie économique et politique. Et ce, au moins depuis la seconde moitié du XIXe siècle et l’accélération de la révolution industrielle.
Il faut cependant attendre la fin de la seconde guerre mondiale et le rapport rédigé en 1947 pour le Mouvement républicain populaire par Paul Bacon pour que l’État se saisisse du sujet. Mais, le projet n’aboutit qu’en 1955 par les décrets du 20 mai et 17 septembre. Ces derniers, explique Xavier Hollandts, professeur à la Kedge Business School, définissent "les conditions et les règles de l’intéressement des travailleurs conçu uniquement comme une participation à l’accroissement de la productivité". En 1975, le rapport Sudreau propose d’améliorer les mécanismes de la participation financière des salariés, introduits en 1959 puis rendus obligatoires pour les grandes entreprises une dizaine d’années plus tard.
Récemment, la loi Pacte a tenté elle-aussi d’inciter les entreprises à mieux associer les salariés à leur réussite. Elle a ainsi supprimé, pour celles de moins de 250 collaborateurs, le forfait social sur les sommes versées au titre de l’intéressement et, pour celles de moins de 50, l’ensemble des versements d’épargne salariale. Les PME peuvent également, par souci de simplification, se référer aux accords "clé en mains" négociés au niveau des branches. Mais, malgré la toujours plus grande souplesse des dispositifs de partage du profit, le chemin vers plus d’équité en entreprise semble encore long à parcourir.
"Prévoir les conditions de relance de la participation et de l’intéressement."
La crise du Covid-19 a même rendu plus criantes les inégalités. Bas salaires des métiers de la première ligne, versement de dividendes en dépit du recours au chômage partiel, substitution de l’optimisation fiscale par des dons, etc. : autant d’éléments qui donnent raison au premier Ministre quant à la nécessité de "prévoir les conditions de relance de la participation et de l’intéressement".
Intéresser pour relancer ?
Un premier pas a peut-être été franchi avec la loi du 17 juin 2020 relative à diverses dispositions liées à la crise sanitaire. Elle permet, en effet, aux employeurs d’entreprises de moins de 11 salariés de mettre en place un régime d’intéressement, par décision unilatérale. L’extension de cette possibilité à des entreprises de 11, 50 ou 100 salariés doit être prochainement étudiée. Un projet de loi, déposé par les députées LREM Olivia Grégoire et Cendra Motin, prévoit également d’étendre aux TPE-PME le caractère obligatoire du système de participation aux bénéfices.
Si, aux yeux des députées, la généralisation de la participation vise à "réduire les inégalités entre les salariés", d’autres comme François Asselin, président de la CPME, craignent qu’elle ne "crée beaucoup de désillusions". La crise risque, en effet, d’avoir un impact sur les résultats 2020 des entreprises en général, sur ceux des TPE-PME en particulier. Or, une baisse du bénéfice entrainera mécaniquement une diminution du montant des primes de participation versées aux salariés. Pourtant, en ajustant dès à présent les accords d’intéressement et de participation ou en décidant d’accompagner d’un supplément les primes versées en application des accords, certaines entreprises ont compris qu’ils représentaient un excellent levier de fidélisation et de motivation y compris en cas de difficultés économiques.
Pourquoi, en effet, ne pas envisager d’associer accords de performance collective (APC) et dispositifs d’épargne salariale ? Car, il y a fort à parier, qu’avec ou sans APC, la crise va conduire à jouer sur la rémunération. À peine sorti du confinement, un DRH sur deux envisageait, selon une étude publiée par Willis Towers Watson, des dispositions pour réduire ou remettre à plus tard les augmentations. Les outils d’intéressement et de participation viendraient ainsi en quelque sorte compenser de possibles gels des salaires. Ils participeraient à la relance de la consommation, donc de l’économie, tout en restant peu coûteux pour les entreprises.
Revaloriser pour réduire les inégalités
Ces deux derniers arguments, particulièrement audibles en temps de crise, sont cependant les plus problématiques. Comme son nom l’indique, un système d’épargne salariale "représente un avantage attaché à la rémunération des salariés mais qui permet avant tout la constitution d’un patrimoine". Ainsi, en liant l’épargne au terme de rémunération, estime Xavier Hollandts, "Gérald Darmanin se rend coupable d’une erreur sémantique". La participation et l’intéressement ne peuvent y être associés seulement si "les salariés souhaitent percevoir leur épargne dans l’année". À l’inverse, les dividendes versés aux actionnaires représentent autant d’argent qui ne sera ni redistribué aux salariés ni attribué, in fine, à la consommation…
En liant épargne et rémunération, "Gérald Darmanin se rend coupable d’une erreur sémantique".
Par ailleurs, la crise sanitaire nous a enseigné qu’il n’était plus tenable socialement de faire l’économie d’une vraie discussion au sujet de la valorisation des bas salaires. Or, l’épargne salariale permet précisément de contourner le sujet de la revalorisation des salaires, ceux-là mêmes sur qui se joue le plus gros des inégalités en entreprise. Un recours dévoyé à cet outil pourrait ainsi avoir l’effet inverse de celui escompté : à savoir, ne pas œuvrer à dénouer la question de l’inégale répartition des richesses.
L’entreprise comme communauté
Cela signifie-t-il pour autant qu’il faut préférer à l’épargne salariale des mesures permettant de plafonner les dividendes ou d’encadrer les écarts de salaires ? Rien n’est moins sûr… à condition seulement de ne pas considérer les dispositifs de participation des salariés uniquement sous l’angle financier. C’est ce qu’avait déjà fait la loi Pacte en améliorant la représentation des salariés au conseil d’administration ou en élargissant l’actionnariat salarié dans les sociétés à capitaux publics et dans les entreprises privées. Mais, regrette Xavier Hollandts, la loi Pacte n’est pas allée aussi loin que le rapport Sudreau qui "octroyait un tiers des sièges aux représentants des salariés dans les conseils d’administration ou de surveillance des sociétés" et de fait "prenait véritablement au sérieux la question de la diversité des profils".
Pourtant, des travaux montrent que les pratiques de partage du profit fonctionnent mieux si elles s’accompagnent de dispositifs d’information et de consultation des salariés et de leurs représentants. "Cette complémentarité des dispositifs de participation et aux bénéfices et à la gouvernance constitue", selon Xavier Hollandts, "une spécificité de l’École française" contrairement, par exemple, à l’Allemagne qui "mise tout ou presque sur la gouvernance avec le principe de codétermination".
La "complémentarité des dispositifs de participation et aux bénéfices et à la gouvernance constitue une spécificité de l’École française".
Mais, comme l’indiquait déjà le rapport Sudreau, les mécanismes d’intéressement et de participation dépassent le cadre du débat autour du partage des richesses. Ils s’inscrivent dans un chantier bien plus vaste, amorcé par la loi Pacte mais toujours en cours : celui de la refondation de l’entreprise. Des lois portées par Paul Bacon au rapport Sudreau, en passant par l’autogestion du PSU ou le gaullisme social dont se réclame Jean Castex, l’objectif visé est de fédérer les personnes autour d’un projet, d’une mission, d’une sorte de bien commun privé car lié à l’entreprise. Il s’agit, résume Xavier Hollandts de "restaurer la notion de communauté au sein de l’entreprise" et ce, en "dépassant la conflictualité".
Marianne Fougère