La députée écologiste ne laisse personne indifférent. Mais reconnaissons-lui un mérite de plus en plus rare en politique : celui de penser, conceptualiser et réfléchir. Dans son dernier ouvrage, elle analyse l’impact des Trente Glorieuses sur notre société actuelle. Selon elle, il existe un fossé entre les aspirations de la population et la classe dirigeante.

Décideurs. Dans l’imaginaire collectif, les Trente Glorieuses sont une période dorée. Selon vous, elle n’est pas si rose, pourquoi ?

Sandrine Rousseau. Elles ont gravé dans le marbre le principe selon lequel seules la croissance et la consommation peuvent nous faire progresser. Hélas, des sujets centraux tels que la biodiversité, l’épuisement des ressources ou le bien-être au travail n’ont pas été pris en considération. Aujourd’hui, toutes les politiques publiques mises en place restent fondées sur cette sacro-sainte quête de la croissance économique à tout prix, sans prise en compte des externalités négatives. C’est également à ce moment-là que s’est développée une vision du monde que je qualifie de prométhéenne. Elle consiste à dire que, pour chaque problème, une solution technique existe puisque l’homme est plus fort que la nature. Le cas extrême est Elon Musk qui envisage de faire migrer l’espèce humaine vers d’autres planètes. Mais nous n’en avons qu’une de planète!

Durant ces décennies, et c’est l’économiste qui parle, notre discipline est passée de sciences sociales à discipline "mathématique", ce qui a conduit à négliger le facteur humain.

"S'il faut exercer un droit d'inventaire sur cette période, il est néanmoins malvenu de faire preuve d'ingratitude totale"

Malgré tout, vous reconnaissez que ces décennies ont apporté de belles choses…

Bien sûr ! Même s’il faut exercer un droit d’inventaire sur cette période, il est néanmoins malvenu de faire preuve d’une ingratitude totale. Ma famille comme des millions d’autres doit son ascension sociale à ces années. Les pouvoirs publics qu’ils soient de gauche ou de droite ont maillé le territoire de services publics performants et les classes moyennes se sont enrichies plus rapidement que les 1 % les plus aisés.

Dans votre vie politique, remarquez-vous un clivage générationnel à propos des Trente Glorieuses ?

Oui, il existe un fossé entre la jeunesse et ceux qui ont connu le baby-boom. Pour eux, il s’agit d’une période libre, heureuse, dorée où tout était possible. Il existe un vrai regret de cette époque et une partie de la classe politique en joue. Lorsqu’Emmanuel Macron déclare "j’aime la bagnole" ou qu’il tance Emmanuelle Wargon, sa ministre du Logement qui affirme que le modèle de la maison pavillonnaire n’est plus souhaitable, il espère évidemment séduire les nostalgiques d’une période révolue.

"Lorsqu'Emmanuel Macron déclare, "j'aime la bagnole", il espère évidemment séduire les nostalgiques d'une période révolue"

Globalement, le mythe des Trente Glorieuses se déconstruit peu à peu. Chez les jeunes, le rapport à ces années mythiques est plus lointain. Il en est de même chez les urbains.

C’est sûrement pour cela que l’écologie politique est forte dans la jeunesse et les villes mais à la peine chez les plus âgés et dans les zones pavillonnaires. Comment faire changer les mentalités ?

Jamais en culpabilisant ou en stigmatisant. Mais il faut faire prendre conscience à des milliers de citoyens que leur mode de vie n’est plus tenable. Plus encore, il est nécessaire de mettre en place des mesures en leur faveur.

Laquelle vous vient spontanément à l’esprit ?

 

Dans lesDécideurs Magazine années soixante et soixante-dix, de nombreux pavillons sont sortis de terre, les fameuses maisons Phénix. Désormais, avec le réchauffement climatique, les sols se dessèchent ou gonflent. Les pavillons ne le supportent pas, du fait de fondations trop peu profondes Sur les 19,4 millions de maisons individuelles que compte le pays, 10,5 millions sont menacées. Dans le "meilleur" des cas, les portes ne s’ouvrent plus, les fenêtres ne tiennent que grâce à des étais. Dans le "pire", elles se coupent littéralement en deux. Ces biens immobiliers sont invendables, inhabitables. Or ces logements sont l’assurance vie de millions de ménages… En 2023, j’ai porté une proposition de loi sur les dégâts causés aux biens immobiliers par le retrait-gonflement de l’argile. L’objectif est d’accompagner au mieux les habitants de ce qui était naguère le rêve d’une vie (la Nupes, LR et le RN se sont positionnés en faveur de la loi qui a été rejetée au Sénat Ndlr).

Dans l’avant-propos de votre ouvrage, vous écrivez qu’il "faut être radical". Que signifie ce terme pour vous ? Est-il compatible avec la démocratie ?

À mon sens, le terme radical n’a rien à voir avec la violence ou l’atteinte à la démocratie. Il suppose surtout d’opérer une révolution copernicienne dans notre vision du monde, puis dans notre manière de gouverner une société. Quelque part, c’est radical de penser qu’il est indispensable de privilégier la santé et le bien-être au travail, non ? Avez-vous remarqué les polémiques suscitées par ma proposition de reconnaître le droit à la paresse ? Le radicalisme, c’est aussi penser que la politique ne se résume pas à des mesurettes techniques mais à une façon de repenser la société dans son ensemble, ce qui manque à gauche.

"Le terme radical n'a, à mon sens, rien à voir avec la violence ou l'atteinte à la démocratie. Il suppose surtout d'opérer une révolution copernicienne dans notre vision du monde"

Les Français sont-ils prêts à vous suivre sur ce terrain ?

Il est assez intéressant de constater que les Français sont bien plus prêts à changer de modèle que la classe politique. De nombreux signaux faibles montrent que le mode de vie issu des Trente Glorieuses est en passe de ne plus être un choix majoritaire. Plusieurs chiffres prouvent qu’il existe un frémissement : la consommation de viande est en diminution pour des raisons économiques mais aussi éthiques, jamais la quête de sens au travail n’a été si importante, en témoignent les reconversions ou les 500 000 burn out chaque année.

À vous entendre, les Français n’ont jamais été aussi nombreux à épouser vos thèses. Pourtant, jamais l’extrême droite, qui s’oppose frontalement à vous, n’a été aussi forte dans les urnes…

C’est un vrai débat. Certains estiment que la société se droitise et que la fenêtre d’Overton se déplace de plus en plus vers des positions conservatrices. Mais d’autres voix s’élèvent pour expliquer qu’il n’y a pas de droitisation de la société. C’est notamment le cas de Vincent Tiberj dans son récent La droitisation de la société française, mythe et réalités ou encore l’étude barométrique La France des valeurs menée par des chercheurs de Sciences Po Grenoble. Elle montre que les idées racistes ou conservatrices sont en recul.

"Je ne pense pas que tous les électeurs du RN soient fondamentalement d'extrême droite"

Concernant la hausse du vote RN, je ne la nie pas mais, contrairement à d’autres responsables de mon bord politique, je ne pense pas que tous les électeurs du RN soient fondamentalement d’extrême droite. Dans les ferments du vote, on retrouve un sentiment d’impuissance, d’oppression, du pessimisme, une peur du futur. Pour ma part, je reste convaincue que la gauche peut aussi repolitiser ces électeurs en exprimant clairement ses idées et ce qu’elle peut concrètement apporter dans le quotidien de millions de citoyens.

Propos recueillis par Lucas Jakubowicz

Ce qui nous porte, de Sandrine Rousseau, Seuil, 288 pages, 20,90 euros

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