Une grande partie de l’élite politique, médiatique et économique semble considérer l’accession au pouvoir du RN comme inévitable. Pire encore, si elle n’apprécie pas l’extrême droite, elle semble avoir perdu le goût de la combattre faute de trouver de bons angles d’attaque. Pourtant, ils ne manquent pas.
Edito. Face au RN, l’inquiétante passivité des élites
C’est une règle de base dans le journalisme : il est malvenu de parler de soi. Cela biaise l’analyse et intéresse peu le lecteur. Dans un édito, la pratique est tolérée. Je me permets donc d’évoquer un témoignage personnel. Mon quotidien me donne la chance de fréquenter des journalistes, des responsables politiques ou économiques ainsi que des hauts fonctionnaires. Leur rapport à l’ascension du RN est inquiétant.
Certains se disent de droite, de gauche ou centristes, d’autres apolitiques. Ces profils sont dans leur immense majorité très loin d’adhérer aux idées populistes du marinisme. Pourtant depuis quelques mois, d’étonnants propos résonnent dans mes oreilles. Jadis, la victoire de Marine Le Pen en 2027 était de la science-fiction, désormais, elle relève du probable. Pire encore, cela ne semble pas trop alarmer ceux que l’on appelle les élites. "Après tout, c’est la démocratie", "Je ne suis pas de son avis, mais ce n’est pas le nazisme non plus", "Elle ne pourra pas appliquer son programme", "Meloni est au pouvoir, ce n’est pas un drame". Autre antienne : "Le Pen à l'Élysée ce ne serait pas top, mais que faire ?"
Face à la montée en puissance du RN qui caracole en tête des sondages pour les européennes, l’impuissance est pour l’instant de mise. Reconnaissons qu’il est difficile de contrer l’ascension du duo Marine Le Pen-Jordan Bardella. Les accusations de proximité avec le régime de Vladimir Poutine ? Elles ont été utilisées durant la dernière présidentielle, en vain. Les références à la morale et les allusions à Vichy ? Elles parlent peu à un électorat dont les injonctions venues "d’en haut" peuvent même être contre-productives. Si l’antisémitisme a longtemps servi de répulsif, LFI va plus loin dans l’abjection que Jean-Marie Le Pen dans les années 1980- 1990. Le procès en violence ? Là encore, LFI rend le RN présentable. Les Insoumis assument de « bordéliser », "conflictualiser". Pendant ce temps, l’extrême droite reste tapie dans l’ombre et se contente de porter la cravate et le veston en faisant profil bas.
Certains esprits cartésiens évoqueront l’incompétence du RN. Mais le parti peut rétorquer que la majorité de ses maires sont réélus et que l’effondrement dans le classement Pisa, l’état de la balance commerciale ou du système de santé ne sont pas de leur fait. Bref, le RN joue sur du velours et n’a pas d’adversaires.
Alors, que doivent faire les élites ? Prendre conscience que les partis prônant la fermeture des frontières ne tiennent pas leurs promesses. L’Amérique trumpiste n’a pas freiné l’immigration, la Grande-Bretagne du Brexit n’a jamais accueilli autant de migrants, légaux ou non. Ces mouvements vivent grâce à une société malade et clivée mais lorsqu’ils quittent le pouvoir, l’heure est encore moins à la concorde. Du reste, la façon dont ils gèrent une défaite électorale ne donne pas envie de les placer à la tête de l’État. L’attaque contre le Capitole, les fake news sur les élections truquées ou les derniers jours de la présidence Bolsonaro sont de sérieux avertissements. Derrière le masque, l’extrême droite reste allergique à la démocratie.
Dans le cas du RN, il est conseillé de regarder attentivement le programme économique. Les curieux peuvent lire la tribune de Ross McInnes, président du conseil d’administration de Safran, publiée dans Les Échos fin mars. À ceux qui doutent, un message peut être simple : face à l’extrême droite, il y a encore des cartes à jouer ! Capituler c’est retourner dans le passé. Un passé parfaitement décrit par Marc Bloch dans L’Étrange Défaite. L’historien dépeint les élites des années 1930 comme des personnes résignées, attentistes, nihilistes. Faisons en sorte que l’Histoire ne se répète pas.
Lucas Jakubowicz