Thomas Poinsard, consultant en finance, intervient à l’Igefi, école des métiers de la finance d’entreprise et de l’expertise comptable. Il y enseigne la finance comportementale. En effet, depuis le concept de rationalité issu de la théorie des marchés efficients d’Eugène Fama (1970), la finance connaît une révolution : la finance comportementale. Portée par les Nobel Kahneman (2002) et Thaler (2017), cette discipline a mis en évidence notre rationalité limitée issue de nos émotions et erreurs de raisonnements. Découvrez comment la finance comportementale permet d’améliorer vos performances et d’affiner vos stratégies financières.

Décideurs. Qu’est-ce que la finance comportementale ?

Thomas Poinsard. Si vous pensez que vos choix économiques sont guidés par la raison, vous avez tort ! En effet, nous avons tous des convictions profondes (héritées ou créées de toutes pièces), des peurs et raccourcis mentaux qui influencent nos choix de manière inconsciente, et la finance n’échappe pas à cette règle. Pour preuve, 89 % de nos décisions financières sont influencées par nos émotions, bonnes comme mauvaises. En explorant l’écart entre la théorie économique et la pratique du marché, la finance comportementale apporte une grille de lecture pour mieux comprendre nos décisions en traquant nos biais émotionnels et cognitifs afin de nous aider à prendre de meilleures décisions.

Quel est le risque de sous-estimer nos émotions dans nos décisions financières ?

Nuire à la performance économique et même détériorer le couple rendement/risque. Selon l’étude de Dalbar "Quantitative Analysis of Investor Behavior", l’investisseur privé a détruit 82 % de la performance des marchés sur les trente dernières années. Avez-vous déjà entendu ou dit "tant que je n’ai pas vendu, je n’ai pas perdu ?"

En effet, l’un des pièges les plus dangereux pour l’investisseur est de vendre trop tôt ses actifs en hausse par crainte de perdre les gains, et a contrario, de conserver trop longtemps ses actifs dépréciés par peur de matérialiser une perte, espérant ainsi un rebond. Cela porte un nom : biais de disponibilité. Êtes-vous déjà resté au cinéma alors que le film ne vous plaisait pas sous prétexte que vous aviez déjà payé votre place ? Bon nombre d’entrepreneurs tombent dans le piège et persistent dans des projets déficitaires car ils y ont investi des ressources considérables. Ce risque porte aussi un nom : biais des coûts irrécupérables.

Comment aidez-vous les dirigeants et investisseurs à déjouer ces pièges ?

La finance comportementale, au-delà d’être une critique de la rationalité humaine, doit selon moi trouver des applications concrètes permettant de nous aider à prendre de meilleures décisions financières. C’est pourquoi je l’intègre dans les trois temps de mon accompagnement. Au début, lors du rendez-vous de découverte pour poser de meilleures questions, ensuite lors du rendez-vous de restitution afin de présenter des préconisations adaptées aux préférences comportementales de mon client et enfin lors des rendez-vous de suivi, afin de permettre à mon client de saisir les opportunités de marché lorsqu’elles se présentent.

Par exemple, lors du premier rendez-vous de découverte, lorsque je constate que mon client détient des titres en moins-values, j’adore poser la question suivante : "Si vous aviez cette somme d’argent sur votre compte courant, achèteriez-vous ce titre ?" S’il me répond non, alors c’est qu’il est probablement temps de le vendre car mon client est soumis au biais de disposition (conserver trop longtemps des titres déficitaires par peur de matérialiser une perte). À l’inverse, s’il me répond oui, alors je lui demande pourquoi il ne l’a pas déjà fait pour lisser son prix d’entrée. Cette question me permet de déterminer s’il n’est pas sujet au biais d’inertie.

C’est cette approche pratique et concrète que j’ai à cœur de transmettre auprès de professionnels et aussi aux apprenants de l’Igefi.

Concrètement, pouvez-vous nous donner un exemple où votre approche comportementale a permis une meilleure décision financière ?

Ici, je vais vous parler d’un client qui n’arrivait pas à épargner, un défi amplifié par plusieurs biais.

En effet, ce client ressentait une privation à l’idée d’épargner (biais de gratification immédiate), il justifiait son inaction par une habitude de longue date (biais d’inertie) et finissait même par douter de sa capacité à modifier ses comportements financiers (biais de confirmation). Face à cette situation, j’ai mis en place une stratégie patrimoniale adaptée aux biais de ce client, en deux temps. Le premier : lui faire comprendre le coût de son inaction (aversion à la perte). Le second : lui proposer une solution patrimoniale répondant à ses besoins (biais de gratification immédiate). Dans ce cadre, j’ai démontré à mon client qu’avec sa capacité d’épargne de 150 € par mois à 8,5 % par an, il aurait constitué un capital de 90 271 € après vingt ans, alors qu’après vingt et un ans, le capital atteindrait 99 826 €. Par conséquent, mon client prit conscience qu’il perdrait 9 555 € de capital s’il attendait encore un an pour passer à l’action (biais d’aversion à la perte).

Ensuite, je lui ai proposé une solution distribuant des revenus rapidement, en l’occurrence, dès le cinquième mois après sa souscription, répondant ainsi à son biais de gratification immédiate. Dans le même temps, il fallait permettre à mon client d’augmenter son épargne sans avoir de démarche supplémentaire à réaliser pour éviter son biais d’inertie, ce que permet le réinvestissement automatique des revenus distribués. Cette approche comportementale personnalisée aux biais de ce client lui a permis de débloquer sa capacité à épargner. Il a non seulement commencé à construire un patrimoine, mais il a aussi gagné en confiance dans sa capacité à effectuer des choix financiers.

Qu’est-ce que vous souhaiteriez que nos lecteurs retiennent ?

Il est essentiel de reconnaître que les biais comportementaux impactent tous les investisseurs. En effet, même si l’influence des émotions tend à diminuer à mesure que la connaissance financière augmente, nul n’y est totalement immunisé. Même les experts financiers peuvent succomber au biais de confiance excessive. Il est possible d’obtenir un résultat défavorable malgré un processus bien conçu, tout comme un bon résultat peut parfois être le fruit du hasard plutôt que d’une décision réfléchie. Reconnaître cette distinction est crucial pour développer une approche disciplinée et efficace de l’investissement. C’est pourquoi il est indispensable de s’entourer de conseillers fiables, capables de nous questionner sur nos comportements. Comme l’on dit si bien : "L’erreur est humaine, mais persévérer dans son erreur est diabolique." Nos biais, reflets de notre humanité, ne doivent pas être éradiqués mais identifiés et maîtrisés. L’objectif n’est pas de les supprimer, mais de les comprendre pour mieux les canaliser.

Comment l’intelligence artificielle révolutionne-t-elle votre métier de conseiller en gestion de patrimoine ?

L’IA révolutionne la gestion de patrimoine en décuplant nos capacités d’analyse. Elle digère et synthétise une masse d’informations dépassant largement les capacités humaines, révélant des tendances et des corrélations qui auraient pu nous échapper. Pour les investisseurs et conseillers, cela se traduit par des décisions mieux informées, fondées sur des données et des modèles prédictifs avancés. Cependant, la dimension humaine reste primordiale. L’IA ne saisit pas encore pleinement les nuances des émotions, les biais comportementaux ou les préférences individuelles, autant de facteurs clés dans la prise de décision financière, comme nous l’avons vu.

L’empathie, la compréhension contextuelle et la perception des sentiments demeurent l’apanage des conseillers humains. Après tout, qui de mieux placé qu’un humain pour en comprendre véritablement un autre et l’aider à naviguer dans la complexité – et souvent les paradoxes – de ses aspirations financières ?

GUIDE ET CLASSEMENTS

> Guide 2024

Newsletter Flash

Pour recevoir la newsletter du Magazine Décideurs, merci de renseigner votre mail