Le groupe Décideurs a organisé, en partenariat avec le cabinet de conseil Nordmann, une table ronde destinée à décrypter les nombreuses opportunités offertes par le secteur public hospitalier pour les entreprises privées. Autour de la table, l’ancien ministre de la Santé Claude Évin, aujourd’hui avocat, et le directeur général adjoint du Resah, Charles-Édouard Escurat. Côté secteur privé, cinq entreprises porteuses d’innovations pour dessiner les contours de l’hôpital de demain.

Décideurs. Monsieur Évin, pourriez-vous nous dresser le portrait du fonctionnement du système de santé et celui du secteur public hospitalier ?

Claude Évin. Le système de santé français est confronté à différents enjeux de taille : un enjeu d’organisation des soins sur le territoire et un enjeu de coopération, des enjeux financiers majeurs ainsi que des enjeux institutionnels et, enfin, un vrai défi en termes d’innovation. En matière d’établissements de santé, rappelons que le secteur public cohabite avec le secteur privé à but non lucratif, qui n’échappe pas totalement aux règles de la commande publique ainsi qu’avec le privé commercial qui regroupe les cliniques. Ce que le Parlement vote chaque année pour financer la santé, c’est-à-dire l’objectif pris en charge par l’Assurance maladie – l’Ondam (Objectif national des dépenses d’Assurance maladie) – est aujourd’hui d’un peu plus de 200 milliards d’euros, dont 70 milliards pour les seuls établissements publics. Globalement, il s’agit d’un des secteurs d’activité qui mobilise le plus de financement public. Les moyens financiers sont d’ailleurs en augmentation, contrairement à une idée répandue. L’Ondam progresse chaque année de 2,3 à 2,7 %. Pour rappel également, les hôpitaux publics représentent, chaque année, près de 30 milliards d’euros de commandes publiques (hors médicaments) et qui couvrent de très nombreuses familles d’achats.

"Les hôpitaux publics représentent, chaque année, près de 30 milliards d’euros de commandes publiques (hors médicaments)"

Par ailleurs, les établissements de santé sont de plus en plus appelés à développer des projets en commun, à collaborer via des partenariats public-privé mais aussi à se regrouper, ce qui a logiquement un impact sur la problématique des achats hospitaliers. Les établissements publics sont aujourd’hui regroupés dans les Groupements hospitaliers de territoires (GHT), au nombre de 135. L’objectif : mettre en place des projets communs stratégiques entre les établissements publics et faire en sorte que certaines fonctions soient déléguées, notamment celles dédiées aux achats, à un établissement support, ­généralement le plus important du ­territoire concerné.

"L’hôpital est une institution complexe avec sa propre gouvernance où interagissent des dizaines de métiers différents qui ne communiquent pas souvent entre eux"

Enfin, rappelons que l’hôpital n’est pas une structure homogène. Il s’agit d’une institution complexe avec sa propre gouvernance où interagissent des dizaines de métiers différents qui ne communiquent pas souvent entre eux. Lorsqu’une entreprise souhaite s’adresser à lui, il est important qu’elle ait en tête cette complexité structurelle. Mais cela ne doit pas, pour autant, représenter un frein au regard des nombreuses opportunités que le secteur offre, ­d’autant que l’hôpital demeure l’une des institutions publiques qui s’est le plus adaptée durant les dernières années

Justement, quelles sont les barrières, réelles ou fantasmées, du secteur public hospitalier pour la sphère privée ?

Jean-Pierre Nordmann. Le cabinet Nordmann aide les directeurs hospitaliers dans leurs décisions complexes. Nous les accompagnons à tous les niveaux : financier, médical ou encore organisationnel. Lors des missions de conseil que nous avons réalisées, nous avons observé que les réflexions des acteurs concernant les achats n’envisageaient pas suffisamment le sujet de manière systémique.

Une question est insuffisamment posée : comment le service peut-il être mieux rendu ? Si l’approche par les coûts demeure indispensable dans une logique de bon gestionnaire, il faut accompagner l’hôpital dans l’élargissement de sa réflexion en l’aidant à considérer dans le même temps les innovations possibles et les opportunités externes.

"L'hôpital a vécu pendant longtemps en autarcie"

Claude Évin. Pendant longtemps, l’hôpital a presque vécu en autarcie. Il y a une cinquantaine d’années, certains hôpitaux avaient encore leur propre ferme ! Cet exemple illustre à lui seul à quel point l’hôpital avait ce besoin d’assurer le maximum de services par ses propres moyens. Aujourd’hui, les choses ont évolué et l’hôpital se nourrit de plus en plus de l’apport de prestataires. L’hôpital ne peut pas tout faire. Je suis convaincu que les barrières psychologiques liées à cet apport extérieur doivent sauter. Il y va de la survie de l’hôpital demain.

"La crise sanitaire vient de faire bouger les lignes "

Jean-Pierre Nordmann. Sur ce point, nous venons de le vivre, la crise sanitaire vient de faire bouger les lignes ! Durant cette période de stress et d’urgence, les équipes hospitalières ont su avancer ensemble mais le décloisonnement des différents services dans la durée est plus difficile. Quand il n’y a pas la contrainte immédiate, on sent que le quotidien reprend le dessus. C’est ici que les entreprises doivent accompagner ce changement de paradigme.

Dans un tel contexte de demande et de besoin d’apport extérieur, comment le secteur hospitalier peut-il aller à la rencontre des innovations qui attendent à sa porte ?

Bertrand Dindault. Je représente ­Mademoiselle Desserts, leader européen de la pâtisserie surgelée [350 M€ de CA, Ndlr]. Nous sommes spécialistes de la pâtisserie et adressons quasiment tous les besoins du marché. Chaque Français consomme nos produits probablement au moins une fois par semaine, sans le savoir. Nous travaillons avec la plupart des enseignes et notamment pour ­Picard, Carrefour ou encore ­Servair. L’entreprise innove beaucoup, notre équipe R&D gère environ 2 500 développements qui aboutissent au lancement de 1 800 nouveaux produits chaque année. De telle sorte que 10 % de notre activité est portée par des produits qui n’existaient pas douze mois plus tôt. Nous sommes capables d’adapter nos produits à des contraintes particulières liées à nos différents marchés. Depuis trois ans, nous mettons plus d’emphase sur l’intégration des problématiques de santé et d’équilibre alimentaire dans nos développements. Dans un premier temps, une offre de produits sans gluten avec la mise en place d’un atelier de production dédié et plus récemment une gamme de ­pâtisseries dont nous garantissons l’indice glycémique bas pouvant être consommées par des diabétiques de type 1, 2 ou dans le cas de diabète gestationnel. Ces pâtisseries pouvant ravir également tous les gourmands soucieux de leur ­alimentation.

"Depuis trois ans, nous mettons plus d’emphase sur l’intégration des problématiques de santé et d’équilibre alimentaire dans nos développements"

Notre groupe œuvre en BtoB, il s’est bâti par le biais de la croissance externe et, historiquement, aucune société que nous avons achetée ne travaillait directement avec le secteur hospitalier. En revanche, nous opérons avec des sociétés qui fournissent les hôpitaux, telles que Pomona ou encore des opérateurs comme Sodexo. Cependant, dans ce secteur que nous connaissons moins, nous gagnerions à pouvoir mettre autour d’une même table chef de cuisine, diététicien, distributeur et fabricant pour mettre au point des solutions parfaitement adaptées.

Claude Évin. En ce qui concerne l’hôpital, il y a schématiquement deux situations concernant la restauration : ceux qui gèrent leur cuisine en régie et ceux qui passent des marchés avec un prestataire. Le milieu hospitalier ­bénéficie d’une forte représentation des différents métiers, représentés par diverses associations, dont par exemple la restauration hospitalière.

Charles-Edouard Escurat (Resah). Les achats de denrées alimentaires sont historiquement très mutualisés, notamment au travers de centrales d’achats comme le Resah [Réseau des acheteurs hospitaliers, Ndlr] que je représente aujourd’hui en tant que directeur général adjoint. La très grande majorité des hôpitaux publics possède, en effet, une cuisine en régie. Pomona ou d’autres acteurs sont des fournisseurs du monde hospitalier et ne font que répondre à des besoins que leur transmettent les hôpitaux en fonction de plans alimentaires qu’ils mettent en œuvre.

Le secteur hospitalier a su s’adapter à la crise sanitaire mais il a également été confronté à des manques d’équipements. Comment pourrait-on optimiser les process, les flux d’information et faire entrer l’innovation ?

Tanguy Caillet. Chez 09 Solutions, nous proposons un service numérique qui met en correspondance des informations issues de différentes bases de données. Nous connectons ensuite toutes les informations disponibles pour que le décisionnaire dispose de toutes celles dont il a besoin. La crise a montré que le secteur hospitalier avait su répondre à l’appel mais dans des conditions pas toujours optimales. C’est le moment où jamais d’imaginer de nouvelles solutions pour optimiser les process de l’hôpital et lui permettre d’être encore plus réactif demain si une nouvelle crise survenait. Une technologie comme la nôtre a tout à fait sa place pour aider à la prise de décision dans ce nouveau monde.

"C’est le moment où jamais d’imaginer de nouvelles solutions pour optimiser les process de l’hôpital et lui permettre d’être encore plus réactif demain si une nouvelle crise survenait"

La question que nous nous posons est la suivante : le monde hospitalier doit-il avoir une évolution linéaire ou doit -il reposer sur un modèle de rupture ? Dans certaines entreprises, nos solutions permettent de diminuer de 40 à 60 % le temps passé à des actions peu ou pas utiles dans son métier, ce qui permet de dégager du temps supplémentaire pour se concentrer sur des tâches à plus forte valeur ajoutée.

Claude Évin. C’est d’ailleurs une plainte souvent formulée par le personnel hospitalier : ne pas disposer de suffisamment de temps auprès des patients et être débordés de tâches ­administratives.

France Hamber. La société Fluigent que je préside développe des produits innovants dans la microfluidique, véritable révolution pour les dispositifs médicaux, en apportant rapidité, proximité et facilité d'usage. Dans le secteur de la santé, il est par exemple aujourd’hui possible de réaliser des analyses de sang très rapides en ambulance afin de déterminer le groupe sanguin, à l’image d’un laboratoire miniaturisé. Au cours de la crise sanitaire, nous avons ­constaté des difficultés pour ­réaliser les tests PCR ou sérologiques, notamment liées à la durée d'obtention des résultats. Or une technologie comme la nôtre permettrait de faire des tests fiables, rapides et directement sur le lieu de prélèvement. Cela pourrait également permettre de ramener la biologie à l'hôpital. En outre, nous avons observé que les acteurs publics avaient assez logiquement privilégié des solutions traditionnelles et éprouvées.

"Une technologie comme la nôtre [microfluidique] permettrait de faire des tests [Covid-19] fiables, rapides et directement sur le lieu de prélèvement"

Il est indispensable aujourd’hui d’innover pour se préparer à de prochaines crises de cette ampleur. Pour y parvenir ? Il est nécessaire ­d’élargir le dialogue pour, à la fois ­identifier et amener de nouvelles solutions à l’hôpital.

Townley Le Guénédal, vous êtes associé au sein du cabinet de conseil Operandi. Vous avez réalisé plus d’une quarantaine de missions auprès d’établissements du secteur hospitalier. Que vous inspirent ces échanges ?

Townley Le Guénédal. Si j’étais une société présente autour de cette table, je réfléchirais à deux éléments avant d’envisager une collaboration avec l’hôpital : le financement et la coordination. Comment les acteurs de la chaîne communiquent-ils et s’organisent les uns avec les autres pour assurer le parcours de soins ? Car il faut bien comprendre qu’ils n’ont pas tous les mêmes contraintes ; le directeur administratif pense à l’enveloppe budgétaire tandis que le médecin cherche à améliorer le parcours de soins.

"Si j’étais une société présente autour de cette table, je réfléchirais à deux éléments avant d’envisager une collaboration avec l’hôpital : le financement et la coordination"

Tous n’ont pas le même rôle et il faut savoir interagir avec eux en fonction de leurs caractéristiques. Si l’on veut faire entrer l’innovation à l’hôpital, il est préférable de passer par un intermédiaire. Il existe un certain nombre de réseaux qui font de la prescription et de la promotion, soit par profession, soit par géographie. En cancérologie, par exemple, Unicancer réunit des professeurs de médecine, des directeurs d’hôpitaux pour discuter de telle ou telle innovation. C’est dans ces lieux que l’innovation se fait connaître.

Le financement des achats est encore un frein psychologique pour de nombreux hôpitaux. Or des solutions bilatérales existent aujourd’hui pour y répondre. Ludovic Sarda, vous avez fondé Pythéas capital qui propose une plateforme collaborative dédiée au traitement des factures. En quoi cela consiste-t-il ?

Ludovic Sarda. Depuis la loi Pacte, les institutions publiques comme les hôpitaux peuvent utiliser un mécanisme qui était auparavant réservé au privé : l’affacturage inversé collaboratif ou « paiement fournisseur responsable ». Rappelons que le premier incident client fournisseur a lieu au niveau de la facturation. Grâce à notre plateforme, nous abaissons les délais de paiement et pacifions les relations. Comment ça marche ? Nous achetons la facture au fournisseur et le donneur d’ordres nous rembourse, soit à échéance de la facture, soit avec un différé de paiement.

"Grâce à notre plateforme, nous abaissons les délais de paiement et pacifions les relations"

Dans le cadre de l’hôpital, le délai maximum de paiement du fournisseur est de 50 jours. Donc le coût pour l’hôpital est de zéro à partir du moment où le fournisseur demande le paiement par anticipation, c’est-à-dire avant la fin de l’échéance. Au-delà de cette période, les intérêts moratoires fixés à 8 % ne seront pas appliqués, mais plutôt des intérêts qui s’ajustent en fonction de la qualité financière de l’hôpital qui, in  fine, se base sur le risque d’État.

Le secteur public peut également effrayer en raison des marchés publics. Ces craintes sont-elles justifiées ?

Claude Évin. Les règles de la commande publique répondent à deux objectifs : garantir le meilleur prix et la meilleure qualité de service. Un marché public ne peut être conclu que s’il y a mise en concurrence et publicité. Il existe toutefois des exceptions à ces règles. L’une d’elles concerne les marchés dont le montant ne dépasse pas 40 000 euros. La deuxième exception concerne les « partenariats d’innovation » : à la suite d’un décret de décembre 2018, une démarche expérimentale sur trois ans a été lancée et permet aux acheteurs de conclure librement un marché dont la valeur estimée est inférieure à 100 000 euros. La seule obligation : le marché doit être déclaré à l’Observatoire économique de la commande publique qui dépend du ministère de l’Économie et des ­Finances. Puis ce dernier doit en évaluer le caractère innovant.

"La connaissance du secteur hospitalier est sans aucun doute un atout pour les entreprises qui cherchent à remporter des marchés publics"

Il existe deux manières de passer un marché public, avec ou sans intermédiaire. Dans le cas où il se passe d’intermédiaire, l’acheteur public sait ce qu’il veut et réalise un cahier des charges précis. Si celui-ci n’a pas encore bien cerné son besoin et donc affiné son cahier des charges, il existe alors des dispositifs comme le dialogue compétitif entre les différents prestataires pour préciser les contours du marché. D’où la nécessité de renforcer la connaissance des solutions innovantes afin d’engager le dialogue. Il se peut également que les acheteurs décident de mutualiser leurs achats et de passer par une centrale d’achats. La connaissance du secteur hospitalier est sans aucun doute un atout pour les entreprises qui cherchent à remporter des marchés publics.

Charles-Edouard Escurat. Il n’y a pas vraiment de crainte à avoir quant à la complexité des marchés publics. Depuis quelques années, la législation évolue pour faciliter l’accès des ­entreprises (et notamment les TPE/PME) à la commande publique tant sur la forme (allégement administratif) que sur le fond (minimum de chiffre d’affaires). De plus, pour bien connaître les ­appels d’offres des grands groupes privés, ils ont souvent des process bien plus lourds.

Jean-Pierre Nordmann. En tout cas, l’ensemble de nos échanges montrent que les choses bougent à l’hôpital et nos discussions confirment l’envie et la réelle opportunité d’y aller pour des acteurs privés. L’hôpital souhaite aujourd’hui se recentrer sur son cœur de métier : le soin ; il doit donc aller chercher à l’extérieur les supports nécessaires pour lui permettre ce recentrage. Il faut que nous participions à ce choc culturel pour encourager le changement de paradigme et aboutir à cette relation gagnant-gagnant.

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