Soixante ans de carrière dans le marketing. À faire des marques, petites d’abord, puis internationales. À coups de slogans cultes et de campagnes gravées dans les mémoires. Jacques Séguéla, 85 ans, ancien patron d’Havas, parle de son métier comme s’il venait de le débuter. Toujours avec la même passion empreinte néanmoins de cette nostalgie d’un temps qui ne connaissait pas le règne des Gafa.

Décideurs. En tant que « fils de pub », quel regard portez-vous sur l’évolution du festival Cannes Lions, qui s’est tenu en juin dernier ? Est-il toujours le festival de la publicité ?

Jacques Séguéla. Cannes est devenu le festival de la rupture. Pendant 40 ans, il a été celui du spot publicitaire. Il suffisait qu’une marque réalise un bon spot de 30 secondes pour lui permettre d’être connue pendant un an. Le festival est ensuite devenu celui du Net, le sacre du numérique et celui des réseaux sociaux. Si le spot est toujours puissant, il s’est fait petit à petit dévorer. Cette édition 2019 était le premier événement de l’entertainement. On a pu voir ainsi Google présenter ses propres publicités, de même qu’Apple. On a aussi vu que les grands cabinets de conseil commençaient à investir notre business. Accenture a racheté l’agence américaine la plus créative au monde, Droga5, et continue de débaucher les plus grands créatifs du monde qu’elle rémunère à prix d’or. Objectif ? Devenir une agence de publicité à la force de frappe incroyable, qui emploie plus de 400 000 personnes dans le monde, et dont la fortune est colossale. Dans mon livre « Hollywood lave plus blanc », sorti en 1982, j’avais écrit que l’advertising deviendrait l’« advertainment » [contraction de advertising et entertainement, Ndlr], je ne m’étais pas trompé !

Une rupture qui implique une mutation des business models des agences. La tech drague la créativité, et inversement. L’hybridation est-il le modèle gagnant ?

Tout le monde cherche le mix gagnant. Publicis a racheté en avril dernier Epsilon, entreprise américaine de data pour 4,4 milliards d’euros, mais qui, en réalité, en vaut 1,5 milliard d’euros, dans le but d’assurer deux ans de progression dans le « tout tech ». Il y a clairement aujourd’hui une séparation entre les agences 100 % tech et les agences tech et affect, donc les agences hybrides. Ces dernières mettent l’humain et l’humanité au cœur de la marque et de la communication et le traduisent de manière extrêmement créative pour faire la différence. L’exemple de la campagne Nike à Cannes en est le bon exemple. C’est pourquoi j’affirme que la tech sans affect n’est que mort de l’humanité. De même que la technologie sans idée est la mort de la publicité. Il faut donc réagir et mixer intelligemment les deux.

Beaucoup affirment que le nouveau média c’est la data. Qu’en pensez-vous ?

C’est faux ! Car le nouveau média, c’est l’idée. La data sans idée c’est comme un fusil sans cartouche, on appuie sur la gâchette mais rien ne sort. Tout le monde affirme aujourd’hui que la technologie est en train de tuer la créativité, mais c’est faux, c’est l’inverse. Plus il y aura de technologie, plus nous aurons besoin de créativité. C’est notre positionnement et celui des agences les plus créatives du monde. La créativité est à la vente ce que l’érotisme est à l’amour. Elle assure le passage à l’acte, l’affect est le meilleur viagra.

À nouvelle technologie, nouvelle créativité : un métier s’invente, celui du data scénariste à mi-chemin entre le marketeur et le développeur. Son talent : donner du sens global à cette prolifération de messages sans jamais trahir l’ADN de la marque, son fonds de commerce.

« La data sans idée c’est comme un fusil sans cartouche, on appuie sur la gâchette mais rien ne sort »

Dans un tel contexte, comment évolue le métier de publicitaire ?

Notre nouveau métier consiste aujourd’hui à être les « bodyguards » de nos annonceurs pour les protéger de leurs candidats de plus en plus sauvages, de l’action des Gafa qui leur échappe, des accidents économiques ainsi que des attaques sociétales dont ils peuvent être la cible. Notre ­deuxième mission : être les « body heart », les gardes du cœur de nos clients, et les aider à développer leur ADN, créer une charge imaginaire et émotionnelle à leurs produits et défendre la cohérence des marques face à la multiplication des médias et des messages qui peut en dissoudre l’essence. Apple serait-il Apple si Steve Jobs, fils d’immigré syrien et inventeur le plus copié au monde, n’avait pas inventé, plus que l’iPhone ou l’iPad, la durable fidélité à la pomme d’amour ? Une marque se résume à la valeur fondamentale qu’elle incarne. La priver de ce socle, c’est la livrer aux morsures du temps. Nous devons donc être aussi les gardes du temps de nos marques. Car en tant que publicitaires nous sommes des créateurs d’éternité. Mon dernier livre célèbre les 100 ans de Citroën et mes 60 ans auprès de cette marque chère à mon cœur puisqu’elle a changé ma vie. Du jour au lendemain, de docteur en pharmacie je suis devenu reporter puis publicitaire. Depuis l’âge de 25 ans, j’ai aidé cette marque à traverser les frontières. Aujourd’hui Citroën est toujours là et j’en suis toujours le superviseur. Aider une marque à traverser la frontière des années, c’est aussi et surtout notre défi. Au XXe siècle, j’ai vu 80 % des marques mourir. Le XXIe siècle sera similaire.

Les annonceurs ont-ils pris la mesure de la valeur de cette créativité si importante aujourd’hui ?

Nos chers annonceurs semblent avoir glissé du client first au data first. C’est une ­erreur d’aiguillage car l’acquisition d’un produit n’est pas une transition marchande mais un désir qui se mue en plaisir. À trop chasser électroniquement un client, on oublie sa nature, à le considérer comme un magma d’items, on le réduit à une comptabilité. À ne lui parler qu’en langage codé, on perd l’usage de la parole, ce lien ancestral de l’humanité. Il est vrai que les annonceurs n’ont pas toujours le courage nécessaire face à une idée vraiment nouvelle car ce n’est pas dans leur mindset. C’est l’éternelle confrontation entre quotient intellectuel et quotient émotionnel. Le QE est au QI ce que la passion est à la raison, l’amour à la fornication. Pacsons-les pour faire rimer efficacité et humanité.

« Apple serait-il Apple si Steve Jobs, n’avait pas inventé plus que l’IPhone ou l’IPad, la durable fidélité à la pomme d’amour ? »

L’an dernier, vous avez lancé un cri d’alerte contre la montée en puissance des Gafa. Pourquoi le « Diable s’habille-t-il en Gafa ? »

Les Gafa sont coupables de trois crimes. Le premier est lié à leur volonté de gouverner le monde et de créer un état numérique qui sera maître de la planète. Aujourd’hui, le PIB des Gafa réunis représente une fois et demie celui de la France. Dans 10-15 ans, ce sera le PIB de ­l’Europe. Dans 20-30 ans, le PIB du monde. Cet état numérique est également en train de se reproduire en Chine. L’Europe mais aussi l’Inde, l’Afrique et l’Amérique du Sud, seront coincés entre deux super-puissances les plus riches du monde ; aujourd’hui chaque entité du Gafa pèse 1 000 milliards de dollars. Et comment ne pas parler de monopole lorsque Google truste 90 % des requêtes sur le Web, Amazon 30 % du marché des clouds, Facebook et Google réunis 70 % du marché publicitaire en ligne ? Et ce n’est que le début.

Les Gafa sont, par ailleurs, coupables du hold-up du siècle ! Depuis dix ans, ils pillent ce que nous avons de plus intime, nos data. Des données qu’ils monnayent. Pour la France, cette somme est estimée à 2 000 euros par an pendant toute une vie, soit 50 000 euros sur une vie moyenne d’homme. Une fortune qu’ils nous doivent ! Et tout cela sans payer d’impôt et sans être encadrés par aucune réglementation.

Leur troisième crime, c’est d’être allé plus loin que la rapine, jusqu’au viol, en développant des jouets pour enfants dans le but de les contrôler par la suite via des systèmes intégrés dopés à l’intelligence ­artificielle. Il faut dire stop !

Est-il trop tard selon vous ?

Il n’est pas trop tard mais il ne faut pas simplement les réguler, il faut aussi les démanteler. Côté régulation, il faut saluer ­l’Europe car les 27 pays ont réussi à se mettre d’accord pour donner naissance au RGPD qui oblige désormais tous les fabricants de data à les utiliser avec notre accord mais pas encore à nous payer. C’est déjà une première étape mais tant que cet accord n’est pas appliqué dans le reste du monde, il pénalise les sociétés françaises du numérique. Dans un tel contexte, il serait nécessaire d’avoir un sommet numérique annuel qui obligerait les différents présidents du monde à appliquer une réglementation unique. L’acte II devra ensuite être le démantèlement des Gafa.

Propos recueillis par Anne-Sophie David

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