Malgré une volonté, des moyens et des talents, l’Europe n’a toujours pas vu émerger des champions technologiques équivalents aux Gafam américains ou encore aux BATX chinois.

Le problème demeure depuis des décennies, les champions de la tech viennent des États-Unis et de Chine. Malgré de récentes instabilités en Bourse, les deux pays disposent d’entreprises valorisées à plusieurs milliards de dollars. De Google à Xiaomi en passant par Facebook ou Alibaba, toutes ont des positions de leaders sur leur marché respectif et exercent une pression concurrentielle forte en Europe.

Consciente du problème, l’Union européenne a inscrit à son agenda l’émergence de champions continentaux. Un objectif partagé par la France à la tête de la présidence tournante de l’UE. "C’est la France qui a poussé à la création d’un "super commissariat" qui regroupe le marché intérieur, la concurrence et les nouvelles technologies. Ce poste permet à l’UE d’accéder à plus de souveraineté technologique et économique, ce qui est primordial pour peser face à la Chine, les États-Unis et ne plus faire preuve de naïveté", avance Stéphane Séjourné, président du groupe Renew Europe.

Une impulsion incarnée également par l'initiative Scale-up Europe, lancée par Emmanuel Macron en mars 2021 avec pour ambition de créer dix géants technologiques valorisés à plus de 100 milliards d’euros au sein de l’UE avant 2030. Le 8 février dernier, le projet a franchi une nouvelle étape lorsque Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des finances, et Cédric O, secrétaire d’État chargé de la Transition numérique, ont annoncé en présence de Thierry Breton la création d’un fonds de fonds : le European Tech Champions Initiative (ETCI). Doté de 3,5 milliards d’euros, il devrait lever 10 milliards d’euros dans les prochains mois. Malgré des ambitions clairement formulées et des moyens, les résultats ne sont pas encore là et force est de constater que les montants investis par des acteurs privés et publics en Chine comme aux États-Unis sont bien supérieurs aux récentes annonces de leurs homologues européens.

Changer d'échelle

Les 10 milliards prévus pour le fonds ETCI sont insuffisants pour faire changer d’échelle les acteurs de la tech européenne. Pour créer des champions hors normes, des montants hors normes sont nécessaires. À titre d’exemple, en 2021, la société d’investissement américaine Silver Lake, spécialiste du financement de la tech, a levé 20  milliards de dollars dans un nouveau fonds consacré au secteur. La part des 20 milliards allouée à l’Europe n’est pas connue, mais l’objectif était d’investir à l’international. Des montants qui font écho au rapport State of European Tech d’Atomico. En 2021, la participation des investisseurs américains et asiatiques aux levées de fonds en Europe a explosé et en particulier pour les opérations les plus importantes : en 2020, 73 % des tours de table de plus de 250 millions de dollars en Europe impliquaient un investisseur américain ou asiatique, un chiffre qui est passé à 95 % en 2021.

En 2020, 73 % des tours de table de plus de 250 millions de dollars en Europe impliquaient un investisseur américain ou asiatique, un chiffre qui est passé à 95 % en 2021

Zoé Fabian, Managing Director au sein de l’équipe Growth du fonds européen Eurazeo, émet une solution : "L’écosystème de financement européen est de qualité car il y a des talents mais il subit un retard structurel. Il y a trop peu de fonds de pension, d’assurances qui ont le droit d’investir dans le venture capital, le growth equity et la technologie, or la diversification des sources de financement est cruciale pour des scale-up." Une diversification incarnée en France par l’initiative Tibi lancée en 2021 pour favoriser le financement des entreprises technologiques mobilisant des opérateurs financiers et des investisseurs institutionnels. Pour Zoé Fabian, "l’initiative Tibi est un modèle à poursuivre mais tous les marchés européens, l’Allemagne par exemple, ne le permettent pas encore. Or, pour aller plus loin il faut être ensemble et éviter de raisonner en termes de pays sur ces aspects."

Absence de marché unique

Autre avantage dont bénéficient les multinationales du numérique : l’accès à un marché unique. Qu’il s’agisse des États-Unis ou de la Chine, les grands acteurs d’aujourd’hui sont nés avec un accès local immédiat à un marché intérieur vaste et uniformisé : la Chine représente 18 % de la population mondiale et les États-Unis 50 % de l'ensemble des investissements en capital-risque. Des conditions propices au développement de marchés nationaux du numérique. André Loesekrug-Pietri, président de la fondation Joint European Disruptive Initiative (JEDI), l’ARPA européenne, qui lance des grands défis technologiques et scientifiques pour que l’Europe soit leader dans les technologies de rupture, insiste: "Aujourd’hui ce ne sont pas uniquement les milliards qui manquent dans la tech, le vrai problème du secteur, c’est l’absence de marché unique. Les innovations de rupture sont particulièrement risquées et la capacité à créer de la valeur à un niveau continental aux États-Unis et en Chine limitent ce risque et encouragent les fortes valorisations des acteurs locaux."

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Une observation partagée également par Éléna Poincet, cofondatrice et CEO de Tehtris, leader européen des solutions de cybersécurité et de cyberdéfense : "Il y a dix ans quand nous avons lancé notre solution contre le cybersabotage, nous étions les premiers mais le décollage s’est opéré paradoxalement à l’arrivée de la concurrence étrangère. Grâce à notre avance technologique et malgré la fragmentation des normes sur le marché européen, nous bâtissons un géant de la cyberdéfense."

Des concurrents hors pairs

La place prise sur le marché par les Gafam et BATX rend l’émergence de concurrents équivalents plus difficile, l’effet de taille des géants du numérique instaurant une distorsion de la concurrence. En novembre dernier, le Tribunal de l’UE a condamné Google à 2,42 milliards d’euros d’amende pour abus de position dominante. Le moteur de recherche ayant profité de sa popularité pour mettre en avant son propre comparateur de prix au détriment de concurrents, notamment le suédois PriceRunner.

Aujourd’hui ce ne sont pas uniquement les milliards qui manquent dans la tech, le vrai problème du secteur, c’est l’absence de marché unique

Il faut distinguer l’objectif de politique industrielle qui a pour vocation de faire émerger des géants de la tech européens et la politique de la concurrence censée être plus favorable aux consommateurs. L’ampleur prise par les Gafam et les BATX pose la question de l’adaptation du droit aux économies de plateformes. Un problème pris au sérieux par l’instance exécutive européenne avec le Digital Market Act (DMA) dont l’adoption des textes est prévue pour 2022. Il s’agit d’un cadre harmonisé de règles destinées aux géants du secteur du numérique pour permettre un marché plus juste. Afin de cibler au mieux les Gafam sans les viser explicitement, la Commission suggère de créer une catégorie juridique, les "contrôleurs d’accès" (gatekeepers), des acteurs en mesure de créer des barrières à l’entrée du marché. Un marché que l’Europe va encore devoir uniformiser pour permettre de voir émerger ses propres "gatekeepers" de demain.

Céline Toni

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