Alors que le marché connait une explosion des multiples, la question de la création de valeur et du retour sur investissement s’impose de plus en plus au cœur des opérations de LBO. Hugues Roussel, senior advisor chez Robert Walters, Thomas Boulman (LBO France), François Barbier (21 Invest), Stefano Drago (PAI Partners) et Eric Bismuth (Montefiore Investment) reviennent sur les raisons de cette hausse et le rôle des différents acteurs dans la création de valeur.

Décideurs. Quelle est votre vision de l’explosion des multiples lors de l’acquisition des sociétés ?

Stefano Drago. Il y a eu une augmentation des multiples. Mais il y a aussi un effet d’optique qui les fait apparaître plus exagérés qu’ils ne le sont réellement. Aujourd’hui, il est très difficile de lire les Ebitda. Nous sommes face à bon nombre de sociétés affectées positivement par le Covid, et ce sont celles qui sont en vente et qui se portent bien, et coûtent nécessairement plus avec une envolée des prix, notamment dans la Tech ou dans la Santé. D’autres, affectées négativement, ne sont tout simplement pas en vente. Sur le segment du small et mid-cap, il reste cependant possible de trouver des acquisitions à des prix qui sont restés ceux d’il y a trois ans. On peut ainsi déceler une "positive selection" conjoncturelle. Au-delà, et surtout sur le large-cap, il y a effectivement une augmentation, aussi à cause de nouveaux acteurs investisseurs.

François Barbier. Cette notion de prix élevés n’est effectivement pas nouvelle. En réalité, il s’agit plutôt de la poursuite d’une tendance que de multiples exagérés. Ce phénomène est lié à une évolution longue et aux taux d’intérêts bas. La question reste surtout de savoir combien de temps ces derniers resteront à un tel niveau. 

Éric Bismuth. Beaucoup de deals qui sont sortis dans les 12 derniers mois étaient dans les secteurs de la tech, de la santé ou bien de très belles sociétés. Cela fait mécaniquement augmenter les multiples moyens. Cela ne justifie pas forcément une hausse généralisée des multiples. La bonne nouvelle, c’est que le marché le sait. Dans le segment du LBO mid-cap, tout ne se vend donc pas à des prix aberrants et le marché sait expliquer ce qui justifie un prix très élevé.

Thomas Boulman. D’une part, l’inflation de l’immobilier se constate de la même manière sur les actifs. Nous avons aussi une multiplication des fonds, notamment des fonds impact et des fonds spécialisés qui drivent les prix à la hausse. Dans le domaine de l’éducation notamment, la hausse des valorisations n’est pas toujours rationnelle. La concurrence acérée, à laquelle s’ajoute la multiplication de fonds spécialisés dans tel ou tel domaine, joue sur l’amplification des multiples.

Dans quel état est cette concurrence aujourd’hui par rapport à hier ?

É. B. : La concurrence parait exacerbée dans des segments où de nombreux nouveaux fonds importants ont été levés, comme le Growth ou l’Impact. C’est un peu moins le cas sur les segments buy-out, à l’exception de niches verticales très à la mode.

S. D. Nous constatons aussi une multiplication des fonds sur le buy-out, mais au regard du nombre de dossiers qui sortent depuis quelque temps, cela n’est pas étonnant. Sans oublier que près de 90 % de l’économie française est non cotée, il y a donc largement la place pour tous ces nouveaux fonds.

F. B. En tant que fonds multi-spécialiste nous n’avons pas les mêmes concurrents selon les types d’opérations, même si l’intensité concurrentielle, elle, reste semblable. Cette situation pousse également à monter les prix et créé une logique tendancielle.

"Statistiquement, dans le côté et le non-côté, lorsque les multiples sont élevés, les retours sur investissements sont moins bons" - Éric Bismuth

Comment les acteurs de la finance se sont-ils adaptés pour supporter les sociétés dans le processus de développement de la création de valeur ?

F. B. Tout d’abord, si la création de valeur est un élément central dans la prise de décision, il ne faut pas négliger non plus le mode opératoire de la sélection qui est au moins aussi important. Nous nous sommes tous adaptés avec des solutions différentes afin de construire nos portefeuilles. Finalement, c’est seulement dans un second temps que nous nous intéressons à la création de valeur en fonction de notre sélection. Dès lors toutes les stratégies se défendent lorsque ce choix est réalisé de manière logique et réfléchie.

E. B. Statistiquement, dans le côté et le non-côté, lorsque les multiples sont élevés, les retours sur investissements sont moins bons. Bien entendu, ce n’est pas une règle absolue mais une tendance qui se retrouve assez largement dans l’histoire. Il s’agit d’un phénomène lié au multiple de sortie qui n’est pas toujours aussi important que ceux anticipés, notamment lorsqu’ils sont déjà élevés à l’achat.

S. D. Aujourd’hui, il est impossible d’estimer avec précision les multiples de sortie sur la base des informations actuelles. Nous avions acheté, chez PAI Partners, une medtech avec un multiple de 17,4 – le plus haut que nous ayons jamais acquis – et avions établi que nous pourrions le vendre, dans le pire des cas, à 14,5 fois son Ebitda. Aujourd’hui, nous sommes convaincus que nous arriverons à le vendre à 20-22 fois ou plus, ce qui aurait été difficile à prévoir au moment de l’achat. La sélection des cibles est importante, il faut être sectoriel aujourd’hui afin de pouvoir se protéger au mieux des aléas. Je relèverais cependant que toutes les stratégies ne se valent pas. Parmi celles qui ont été très efficaces par le passé mais sont plus risquées aujourd’hui, on trouve le build-up pour le build-up, à partir d’une plateforme, car celles-ci se vendent très chères, avec une inflation des prix sur les add-ons et il faut donc vraiment être sûr de sa capacité à créer des synergies opérationnelles.

Hugues Roussel : C’est un point important, nous sommes beaucoup sollicités pour ce type de stratégie. Souvent les fonds font appel à une aide extérieure lors de croissance externe où ils ont du mal à créer des synergies et souhaitent que l’implémentation se fasse le mieux possible.

E. B. Les outils de croissance externe peuvent très bien marcher, mais les build-up ont eu tendance à être trop souvent considérés comme la recette miracle pour nombre d’entreprises. La réalité est plus complexe, à la fois sur les conditions d’acquisition des build-up et leur intégration.

F. B. La solution idéale repose sur une croissance organique, combinée et optimisée avec une politique d’acquisitions ciblées. Avec en moyenne trois acquisitions par société détenue à travers notre fonds 5, nous avons décidé de faire des stratégies buy-and-build un axe principal de la création de valeur, axe qui permet également de diluer le multiple implicite.

"Souvent les fonds font appel à une aide extérieure lors de croissance externe où ils ont du mal à créer des synergies et souhaitent que l’implémentation se fasse le mieux possible." - Hugues Roussel

S. D. Une partie de notre mission est de faire croître, mais il faut effectivement un mix entre croissance organique et croissance externe. La croissance par build-up, avec ces hauts multiples, ne peut fonctionner que lorsque les sociétés sont accompagnées et qu’elles choisissent d’en acquérir qui auraient la capacité de créer des synergies avec leur activité. 

H. R. De fait, de plus en plus de dossiers build-up nous parviennent. On décèle une véritable volonté de croître mais également la nécessité de se faire accompagner pour briser les plafonds de verre. En définitive, cette tendance traduit une situation dans laquelle les sociétés nécessitent des fonds pour poursuivre leur développement.

S. D. Exactement. Mais il faut comprendre qu’il s’agit également d’une des raisons de l’augmentation des multiples souvent surévalués sur ces build-up.

Comment fait-on pour gérer l’intégration de ces nouvelles acquisitions, notamment au niveau des équipes ?

T. B. Certains managers sont à l’aise pour le faire, d’autres n’ont pas le temps ou d’expérience dans ce domaine. Nos équipes opérationnelles interviennent à leur demande pour les accompagner afin d’intégrer au mieux les acquisitions. Cet élément est apprécié par les managers lorsqu’ils n’en ont pas l’habitude. Chez nous, ce sont six personnes issues du monde du consulting qui sont à la disposition des managers pour les décharger de ce travail, réaliser des feuilles de route, ou encore organiser l’intégration.

F. B. Chez 21 Invest France, nous intervenons principalement sur des transactions primaires et des sociétés de taille moyenne. Nous avons donc dans la majorité des cas une phase de structuration et d’organisation à réaliser en amont d’un build-up. Les systèmes, processus et ressources humaines doivent être prêts, ce qui peut prendre plus ou moins de temps, mais reste absolument indispensable. Si l’acquisition que nous visons est transformante, il est important qu’elle soit réellement intégrée, ce qui implique un véritable accompagnement opérationnel. Il faut faire du cas par cas sur la maturité de l’organisation ainsi que sur la nature même du build-up et de l’importance de l’activité intégrée.

H. R. En fonction de la nature de l’entreprise et du marché, cette imbrication peut être facilitée.

S. D. Dans la plupart des cas, pour faire du build-up, il faut accepter d’étoffer l’équipe et ainsi d’avoir des résultats dégradés pendant un certain laps de temps avec une baisse de l’Ebitda avant de faire exploser la valeur.

E. B. La croissance organique est un élément décisif, mais elle trop souvent négligée sous la dictature de l’Ebitda comme indicateur unique de performance. Il faut comprendre comment la créer ou bien l’accélérer, avoir l’esprit entrepreneurial et l’agilité pour réaliser les investissements qui feront croître l’Ebitda à moyen terme. Ensuite, et c’est fondamental, il ne faut pas appliquer de recette toute faite sur des situations qui seront toujours particulières. Concernant l’intégration des acquisitions, Il est essentiel de comprendre ce qui est utile à l’entreprise, au vu de ses forces et de ses faiblesses. Une aide externe peut être utile si les ressources internes ne suffisent pas, en particulier lorsque les acquisitions s’enchaînent ou l’entreprise change brutalement de dimension.

"Si la création de valeur est un élément central dans la prise de décision, il ne faut pas négliger non plus le mode opératoire de la sélection qui est au moins aussi important." - François Barbier

Qu’en est-il de la prise en compte de la génération de cash dans le processus de sélection ?

S. D. La génération de cash de l’entreprise ne doit pas être négligée. Aujourd’hui, le marché semble avoir oublié la différence entre l’Ebitda sans cash et celui avec. Dans le second cas, cela permet de rembourser la dette et il est, à mon sens, important de le garder en tête lors de la sélection des entreprises.

F. B. Je ne pense pas que cette distinction soit oubliée. Dans les LBO, il y a toujours du levier et donc du remboursement de la dette. Les investisseurs financiers y sont particulièrement attentifs.

E. B. Bien que l’on assiste à une hausse des multiples d’acquisition, il n’y a pas d’évolution aussi forte des niveaux de levier. Aujourd’hui, l’augmentation des prix est essentiellement financée par de l’equity complémentaire. Il y a quinze ans, quand le prix était élevé, c’était financé avec un tiers d’equity et deux tiers de dette. Aujourd’hui les proportions sont plutôt inverses.

Chez Robert Walters, quels cas de figure rencontrez-vous M. Roussel ?

H. R. Nous sommes moins orientés sur le défensif et plus sur la croissance. L’essentiel de nos interventions repose sur le post TS et le build-up. Nous cherchons à accompagner une croissance forte, dans le cadre de laquelle nous allons jusqu’à la structuration financière. Dans les entreprises familiales, qui ne sont souvent pas agencées pour donner une info fiable et rapide, nous réalisons un accompagnement poussé sur le sujet. Nous faisons en revanche peu, voire pas, de retournements car il s’agit d’un autre métier, avec un mindset très différent. Cependant, à mon sens, et nous n’en avons pas encore parler, un élément essentiel de la création de valeur réside dans la productivité. Comment gagner quelques point d’Ebitda en structurant les achats ou encore en mettant en place des plans d’actions musclés ?

S. D. Sur ce point, à mon sens, il vaut mieux chercher la croissance – organique ou externe – et une fois celle-ci mise en place, la productivité suit. Il faut donner des idées claires sur la croissance et la direction à prendre.

H. R. Cela peut être en corrélation avec le multiple d’Ebitda. Lors de l’achat de certaines sociétés, où il faut tout reprendre en interne, j’espère que l’idée est d’acquérir à un multiple plutôt bas et de l’augmenter par la reprise de toute l’organisation.

Comment les mentalités ont-elles évolué concernant les équipes et le rôle du partenaire financier ?

E. B. Il y a quelques années, il fallait convaincre les dirigeants de la nécessité de renforcer les équipes. Désormais, il y a une grande maturité et les patrons savent que l’upgrade des processus et des équipes fait partie de la vie de l’entreprise, c’est "business as usual". Il faut le plus souvent les renforcer et adapter les profils afin de franchir de nouveaux caps.

H. R. Effectivement, on constate aujourd’hui un changement d’état d’esprit, et depuis quelques années les fonds sont considérés comme des "partenaires" et non plus comme des "bourreaux".

S. D. Familles et entrepreneurs ont compris que nous faisions partie de l’aventure. S’il y a plus de fonds, il a également beaucoup plus d’entreprises à se tourner vers ces fonds car nous sommes vu, comme le disait Hugues, comme des "partenaires". Notre rôle est alors de les aider à faire en sorte que les équipes soient harmonieuses, quitte à changer les personnes, afin de créer cette cohésion en interne également. Il faut aussi rester très attentif aux choix des investissements à court, moyen et long terme pour une société tout en veillant à se diversifier géographiquement et de la bonne manière. La diversification crée de la valeur. Un autre point réside dans la communication et la transparence entre l’entreprise et son actionnaire qui se doivent d’être réciproques. Enfin, nous traversons une guerre de talents. Toutes les sociétés ont besoin de se tourner vers le digital mais il est plus simple d’embaucher lorsque celles-ci sont des sociétés digitales. Pour attirer les compétences du digital dans une structure industrielle, qui doit aujourd’hui s’y mettre, l’exercice sera plus délicat. Désormais, une société se doit d’être inspirante et souvent cela passe par des démarches ESG qui doivent être entreprises de manière sincère et motivée afin d’attirer les talents. La recherche de talents représente le plus gros défi structurel.

E. B. Dans les négociations entre les managements et les fonds, nous avons constaté la quasi-disparition des approches agressives des conseils spécialisés, qui n’ont généralement pas porté bonheur aux entreprises concernées. Les discussions sont transparentes et collaboratives. La question clé pour les managements, c’est de savoir quel sera le fonds le plus à même de vraiment les aider à écrire la prochaine page de leur histoire, à décupler leur ambition.

F. B. Sur les critères ESG, nous avons développé nos méthodes. Il y a quelques années, lorsque nous souhaitions mettre en place un pilotage dédié à l’ESG, les dirigeants étaient assez dubitatifs. Désormais, les entreprises prennent le sujet de la RSE à bras le corps et cela s’intègre dans nos relations comme un sujet de création de valeur à part entière. Il s’opère alors une fusion des démarches respectives avec l’attente d’une réciprocité, c’est-à-dire que les dirigeants souhaitent également une transparence du fonds sur sa stratégie et ses attentes.

E. B. Le greenwashing est identifié et considéré comme inacceptable, et c’est tant mieux ! Il faut de la sincérité et des actions concrètes, de la part des investisseurs et des entreprises.

"Familles et entrepreneurs ont compris que nous faisions partie de l’aventure. S’il y a plus de fonds, il a également beaucoup plus d’entreprises à se tourner vers ces fonds." - Stefano Drago

Avez-vous des équipes sur les sujets ESG aujourd’hui chez Robert Walters ?

H. R. Nous sommes structurés par métier. Nous avons l’IT mais sommes également spécialisés dans le digital avec la possibilité d’envoyer un expert digital, avec une grande expérience, localement pour aider. L’intérêt du management de transition c’est que l’on ne fait pas entrer une personne pour qu’elle reste. C’est le projet qui la motive à s’impliquer.

E. B. Nous avons en effet utilisé du management de transition sur une participation pour une transformation digitale accélérée. Le manager de transition a géré ce projet très ambitieux et intense, sans vocation à rester à l’issue de la mission. Nous avons recruté en parallèle un DSI, capable de prendre la relève sur la durée. Ce type d’approche peut être très intéressant dans ces phases de transformation.

H. R. Le management de transition peut être déployé pour franchir une étape. On le voit dans beaucoup d’entreprises qui prennent des équipes assez musclées qui ne restent que quelques mois avant de partir. Cela permet de gravir les marches une à une et d’avancer étape par étape.

Un autre point intéressant tient à la relation entre le fonds et sa participation. Il y a quelque temps, le fonds faisait lui-même la sélection du manager de transition. Aujourd’hui c’est différent, cela se fait au niveau de la participation qui doit trouver la personne qui leur convient avant que le fonds ne l’accepte à son tour. Il y a eu un vrai travail sur la relation de confiance.

Propos recueillis par David Glaser

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