Contraindre TotalEnergies à respecter l’accord de Paris. Voilà ce qu’un collectif d’ONG et de collectivités demandent à la justice depuis trois ans. Mercredi 31 mai, au tribunal judiciaire de Paris, une première étape procédurale a été franchie avec l’audience de mise en état. L'occasion de s'interroger sur la recevabilité de l'action, sur la nécessité d’envoyer l’affaire à un juge du fond, et sur l'éventuelle adoption d'une mesure provisoire exceptionnelle.

C’est dans une salle exiguë du sixième étage du tribunal d’instance de Paris que s’est joué le nouveau match entre Total et la coalition de 6 ONG (Sherpa, France Nature Environnement, Notre Affaire à Tous…) et 16 collectivités, dont les villes de Paris et de New York. Le juge de la mise en état – qui doit normalement simplement vérifier que les pièces et les arguments ont été échangés et qu’un délai suffisant a été donné à chacune des parties pour répondre – semble avoir saisi l’importance de l’audience puisqu’il a accordé aux avocats de la coalition et de l’entreprise de passer en dernier. C’est d’ailleurs ce qu’a noté Théa Bounfour, ancienne avocate chargée de contentieux et plaidoyer de l’association Sherpa : “Les avocats de la coalition et de l’entreprise ont pu plaider une heure. C’est déjà un signal envoyé par le magistrat sur l’importance de ce dossier.” Le magistrat annonce qu’il a lu les conclusions la veille : “J’y ai passé la journée, alors je vous demande d’être synthétique.”

Action irrecevable faute d’objet

Ce sont les deux avocats de TotalEnergies, Romaric Lazerges et Denis Chemla de chez Allen & Overy, qui se lancent. Denis Chemla prend à partie la foule – réduite par la taille de la salle où il fait chaud – pour affirmer que nous sommes dans une “audience médiatique”. Que les opposants du pétrolier réclament au juge qu’il envoie “un signal, aux marchés et même aux États, ceux qui passent des contrats avec TotalEnergies”. Mais il rappelle qu’ici, “on fait du droit”. Et selon lui, en droit, on ne peut que constater l’extinction de l’instance puisque l’objet de l’action a disparu. “Il n’y a pas de fond à juger.” L’objet de l’action étant le plan de vigilance publié par Total en 2018, en vigueur à l’époque du lancement de l’affaire. Un plan remplacé par plusieurs plans entre 2018 et 2023. “Un argument dont il faut souligner le paradoxe”, explique Théa Bounfour. C’est à cause de la stratégie dilatoire de Total que trois ans après le début de la procédure on parle encore de questions procédurales.”

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François de Cambiaire, l’un des avocats de la coalition, répond que Total veut éluder le fond du dossier car il est accablant. Que l’objet de l’instance n’a pas disparu : le plan de vigilance n’est toujours pas satisfaisant et “à aucun moment Total ne dit avoir répondu à nos demandes. Il se contente de brandir un nouveau plan.” Un plan de vigilance que l’entreprise gère comme une simple “obligation documentaire”. L’avocat commence sa plaidoirie avec Oscar Wilde et l’importance d’être constant. Ce qui n’est pas, selon lui, le cas de Total qui se proclame en phase avec les objectifs de réduction de gaz à effet de serre alors qu’il ne respecte pas l’accord de Paris. Il ne s’agit pas d’être dans le déni jusqu’en 2047. Il s’agit de prendre des mesures précises. Les enjeux sont importants d’où le monde dans votre salle d’audience.” Et d’ajouter : On n’est pas en train de badiner.” Mais les défenseurs du géant du pétrole sont d’un autre avis. Pour eux, ces affaires fondées sur le devoir de vigilance ne doivent pas devenir “planétaires”. Ils se raccrochent à la procédure et invitent le juge à respecter le cadre strict de l’intérêt à agir. “On a essayé de mâcher le travail” avec une “une analyse ligne à ligne” diront-ils à propos des demandes de la coalition, qui doivent être déclarées irrecevables.

Débat autour du caractère contraignant de l’accord de Paris

Ils mettent en doute également la qualité à agir des villes, notamment celles de Paris et New York qui interviennent dans l’affaire. Selon une interprétation juridique stricte, les avocats d’Allen & Overy considèrent que les collectivités de la coalition doivent être déclarées irrecevables. “Les collectivités agissent pour leur territoire, non pour l’humanité.” De la même manière que c’est à l’État de fixer les politiques de mix énergétiques, et non pas au juge dans un prétoire. Ce à quoi François de Cambiaire rétorque que la ville de Paris doit budgéter 10 milliards d’euros pour faire face au changement climatique. Pour la coalition, les collectivités qui agissent contre Total pour limiter le réchauffement climatique le font dans le cadre de leur champ d’action, pour respecter leurs propres obligations légales et territoriales. “Il s’agit d’être à la hauteur, d'être responsable vis-à-vis des populations qui subissent déjà les effets dramatiques du dérèglement climatique", avait indiqué Anne Hidalgo à l’annonce du ralliement de la ville de Paris à la coalition en 2022. Et d’affirmer qu’“avec ce procès, nous voulons obliger un acteur incontournable de l’énergie à respecter l’Accord de Paris”. Autre argument en faveur des ONG et des collectivités qui demandent la cessation de ses activités fossiles à l’entreprise pétrolière : 30% des actionnaires de la dernière assemblée générale de Total ont demandé à l’entreprise d’aligner sa stratégie avec l’accord de Paris. “On a assisté à un début de débat sur des questions de fond”, souligne Théa Bounfour. On voit que Total rechigne encore à parler du fond mais y a répondu un peu aujourd’hui. Notamment sur le débat concernant le caractère contraignant de l’accord de Paris pour les entreprises et le sujet des les émissions “scope 3” du groupe, elles aussi au cœur de l’affaire, pour lesquelles l’entreprise se dégage de toute responsabilité.”

"Ce sont des clients qui brûlent les barils de pétrole"

Les avocats de l’entreprise considèrent que les avocats de la coalition ne plaident pas des arguments juridiques. “C’est un argument soulevé en défense : mais notre argumentation reste juridique, sur la pertinence des mesures provisoires“, clame Théa Bounfour. Il est faux de dire qu’on parle de questions qui dépassent tout cadre judiciaire. Les délais de procédure sont tellement longs, donc le débat sur les mesures provisoires est légitime.” La question des mesures provisoires – celle d’ordonner à TotalEnergies de “suspendre les projets d’exploration et d’exploitation de nouveaux gisements d’hydrocarbures n’ayant pas fait l’objet d’une décision finale d’investissement”, et ce, jusqu’au jugement de l’affaire sur le fond – est également au cœur du débat. Encore une fois, ce n’est pas dans le prétoire que l’on décide des affaires d’une entreprise selon Romaric Lazerges. Mais pour Sébastien Mabile, associé du cabinet Seattle et avocat de la coalition, c’est la demande la plus lourde d’enjeux de sa carrière, longue de vingt-cinq ans. Il le martèle au juge : “Au-delà de 1,5 degré, on risque le point de basculement, c’est-à-dire la perte de capacité totale de contrôle sur le système climatique même si on réduit nos émissions drastiquement.”

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Il demande au juge de sortir de ce “récit alternatif” dans lequel “Total n’émet que très peu d’émissions de GES. Dans lequel l’entreprise ne contrôle pas ce que font ses filiales bien qu’il en touche les dividendes, et dans lequel ce sont ses clients qui brûlent les barils de pétrole et pas lui.” L’avocat du cabinet Seattle affirme que la lenteur de la justice est une spécificité française. L’affaire Shell aux Pays-Bas, dans laquelle le juge a fini par contraindre le concurrent pétrolier de Total à baisser ses émissions climatiques, n’a pris que deux ans. Rendez-vous pour le 6 juillet prochain, jour du délibéré.

Anne-Laure Blouin

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