Réguler les Gafam, ces "nouveaux maîtres du monde", se révèle être un chantier colossal. Si Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft représentent les puissances économiques et technologiques mondiales, certains craignent qu’elles ne deviennent une menace pour notre souveraineté, pour le cerveau de ses utilisateurs et, plus encore, pour celui de nos enfants. Leur régulation a commencé mais est loin d’être aboutie. Lors des Rencontres du Cercle des économistes d’Aix-en-Provence de 2022, Valérie Mignon, Laurence Devillers, Ramon Fernandez, Matthieu Courtecuisse, Sophie Narbonne et Charlotte Caubel ont tenté de répondre à la question que beaucoup se posent : comment réguler les Gafam ?

Le rôle et le poids structurants des Gafam dans nos vies comme dans nos économies ne cessent de se renforcer. Les problèmes qu’ils posent sont à la hauteur de leurs impacts.

Concurrence déloyale

Pour Valérie Mignon, professeur d’économie à l’université de Nanterre et membre du Cercle des économistes, "le principal chef d’accusation à l’égard des Gafam, c’est l’atteinte à la concurrence". Facebook est soupçonné d’avoir éliminé la concurrence des réseaux sociaux en rachetant à des prix exorbitants Instagram en 2012 et WhatsApp en 2014. Google, qui représente "95 % du search mondial", comme le rappelle Ramon Fernandez, directeur général délégué d’Orange, n’est pas en reste. L’entreprise a, dès 2006, racheté YouTube et se voit reprocher de souhaiter conserver son monopole en matière de moteur de recherche. Elle poursuit d’ailleurs sa quête d’influence, en continuant à se diversifier : "Google, qui a commencé par le search – soit la recherche en ligne – représente aujourd’hui 10 % du cloud mondial" agissant ainsi comme un acteur d’espace de stockage de données d’envergure.

Une souveraineté numérique fragile

La souveraineté numérique et économique de la France et celle de l’Europe sont également en jeu. À titre d’exemple, sur les vingt premières plateformes mondiales, aucune n’est européenne. Du côté du streaming, le phénomène est identique : l’américain Netflix représente 45 % du flux de vidéos dans le monde.

Des individus à protéger

Pour Laurence Devilliers, professeur en intelligence artificielle, qui vient de publier Les Robots émotionnels, et Charlotte Caubel, secrétaire d’État auprès de la Première ministre, chargée de l’enfance, le danger des Gafam réside dans la puissance de l’intelligence artificielle, l’impact et l’emprise qu’elle peut avoir sur le comportement des individus, qui sont aussi les clients de ces plateformes. C’est en effet un public d’ampleur qui est concerné, et ce, dès le plus jeune âge. L'âge moyen d’utilisation du premier smartphone est de 9 ans et 18 % des enfants de 6 à 7 ans sont inscrits sur les réseaux sociaux. Ce sont près de 50 % des familles qui se disent "désemparées" face à ces usages.

Une contribution jugée insuffisante

La fiscalité des Gafam est également un sujet de préoccupation. Implantés dans le monde entier, ces géants économiques établissent leur siège social dans des pays fiscalement plus avantageux. Une taxation mondiale supposerait un accord multilatéral d’ampleur qui n’est pas d’actualité, compte tenu notamment de l’opposition constante des États-Unis sur le sujet.

Ce que l’on sait moins, et que met en avant Ramon Hernandez, c’est que les Gafam ne participent quasiment pas au financement des infrastructures alors que 55 % du trafic est réalisé par six plateformes.

Un cadre réglementaire renforcé pour l’avenir

La régulation existe, se construit et se développe. Le “succès juridique” du RGPD dont se réjouit Sophie Narbonne, chargée de la régulation économique au sein de la Cnil, a même fait des petits outre-Atlantique, notamment dans l’État de Californie.

Plus récemment, l’adoption des règlements Digital Service Act (DSA) et Digital Market Act (DMA) le 5 juillet dernier est perçue comme un grand pas en avant même si l’influence opérationnelle de ces réglementations n’est pas encore mesurable. Le premier vise à rendre ce qui est illégal hors ligne, illégal en ligne. Opérationnellement, ce règlement impose de la transparence dans les algorithmes et la mise en place par exemple, de coopérations avec des "signaleurs de confiance". Les plus petits fournisseurs et opérateurs seront exemptés de ces nouvelles réglementations. Le DMA quant à lui, vise à limiter la domination concurrentielle des géants du Net. Il cible ainsi les gatekeepers – ceux qui contrôlent l’accès à l’entrée d’Internet. Ils seront contraints de nommer des responsables de conformité au règlement sous peine d’amende et seront, entre autres mesures et obligations, tenus d’informer la Commission européenne des fusions-acquisitions réalisées.

Le DSA et le DMA seront applicables à partir de 2024 et pourront donner lieu en cas de non-respect à des amendes importantes, voire à l’ouverture d’enquêtes de marché pouvant contraindre, dans le cadre d’un DMA, en cas de récidive, à une cession d’activité ou l’interdiction d’acquérir des entreprises qui fournissent des services dans le numérique ou des services de collecte de données.

Les normes visant les Gafam se renforcent donc et, avec elles, les autorités chargées d’en contrôler l’application. La peur du gendarme est là. Les Gafam craignent les sanctions et le risque réputationnel qui pèsent sur eux. Ils ont pris la mesure du poids de ces réglementations. Ils en ont les moyens. Or, pour Matthieu Courtecuisse, fondateur de SIA Partners, cette situation crée un effet pervers : l’inflation réglementaire freine la concurrence en instaurant des barrières à l’entrée de nouveaux acteurs, ce qui augmente le phénomène d’hyperconcentration et renforce les Gafam.

Réguler de manière innovante

Au-delà de la régulation par la norme, il faut pouvoir trouver un cadre de régulation soucieux de l’économie, de la préservation de l’innovation et compatible avec une éthique européenne. En un mot, innover dans l’idée même de régulation.

Laurence Devillers s’interroge sur ces questions et, à ses yeux, les solutions pour venir réguler efficacement les Gafam sont triples : la loi, les normes établies, les règles éthiques, mais aussi, l’éducation. Il s’agit surtout de pouvoir "risquer une innovation positive" sur le continent européen.

Les Gafam et BATX [ndlr Baidu, Alibaba,Tencent, Xiaomi] doivent être considérés comme des alliés, et ce, afin d’élaborer des normes applicables sur nos territoires et préservant nos valeurs. Car c’est bien cela l’idée : laisser la possibilité d’innover, au monde économique de se développer, tout en protégeant et conservant nos principes éthiques.

Penser une économie numérique éthique

L’objectif doit être d’apporter des innovations éthiques, responsables et respectueuses de l’égalité. Laurence Devillers nous rappelle qu’aujourd’hui, de nombreuses machines portent des noms de femmes – comme Alexa – alors que près de 80 % des développeurs sont des hommes. Il convient également de se demander quelle place on accorde à ces enjeux sociétaux dans le développement de ces technologies.

Pour pouvoir répondre à ces questions, rester en phase avec nos valeurs et créer une éthique numérique, les solutions se trouvent dans l’invention de nouveaux métiers qui pourront y contribuer. Comment ? En travaillant de concert sur l’ensemble des humanités numériques. En faisant en sorte que des économistes, des philosophes, des juristes, des mathématiciens... se rencontrent et élaborent de nouveaux modèles.

Former et informer

Il existe un véritable enjeu d’éducation autour du développement de ces nouvelles technologies. Comme le souligne Charlotte Caubel, il est nécessaire de s’appuyer sur ces alliés que représentent les Gafam pour bénéficier par exemple de leurs capacités de diffusion de l’information. Ils peuvent aussi aider à assurer la protection des enfants. Un numéro de téléphone, qui est aussi une application, le 3018, a d’ailleurs été lancé par le gouvernement le 8 février 2022, afin que les victimes de violences numériques puissent appeler et se confier.

Diffuser l’information, favoriser la médiation scientifique, éduquer les plus jeunes, ceux qui seront les adultes connectés de demain, sont autant d’enjeux qui sont aujourd’hui discutés dans de nombreuses associations – à l’instar de la fondation Blaise Pascal fondée par Cédric Villani.

Ainsi, l’innovation positive consiste à trouver l’équilibre entre un développement économique qui doit être au cœur des préoccupations, des régulations qui les accompagnent et des politiques d’éducation fortes, reconnues et soutenues par les pouvoirs publics.

Mathilde Aymami et Myriam Hammad

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