Analyse de l’opposition entre la première et la troisième chambre civile de la Cour de cassation quant à la qualification du délai d’action en garantie des vices cachés.

Dans deux arrêts récents, la première et la troisième chambre civile de la Cour de cassation se sont opposées quant à la nature du délai biennal de l’article 1648 al. 1er du Code civil selon lequel « l’action résultant des vices rédhibitoires doit être intentée par l’acquéreur, dans un délai de deux ans à compter de la découverte du vice ». L’une estime en effet qu’il s’agit d’un délai de prescription (Civ. 1ère,20 oct. 2021, n°20-15.070), tandis que l’autre qualifie ce délai de forclusion (Civ. 3ème, 5 janv. 2022, n°20-22.670). Ces contradictions, constatées depuis plusieurs années, ont des implications très pratiques qui ne peuvent être comprises qu’après que ces notions aient été bien définies.

Rappel de la distinction théorique entre forclusion et prescription

La prescription et la forclusion se confondent facilement car elles partagent la même finalité : éteindre un droit par l’effet de l’inaction de son titulaire.
Toutefois, leurs fonctions principales sont distinctes :
- probatoire, sécuritaire et morale afin de consolider une situation de fait et sanctionner la négligence d’une partie pour la prescription ;
- uniquement morale (sanction d’une négligence) pour la forclusion.
Surtout, ces deux notions se distinguent par leur régime, la forclusion étant plus rigoureuse que la prescription.

"En raison de l’opposition entre les deux chambres, les praticiens doivent être particulièrement vigilants aux délais d’action lorsqu’ils engagent une expertise judiciaire"

En effet, un délai de forclusion peut uniquement être interrompu (le délai recommence à courir à partir de l’acte interruptif), mais ne peut jamais être suspendu (arrêt temporaire de son cours sans effacer le délai déjà couru), alors qu’un délai de prescription peut être interrompu ou suspendu. C’est ainsi que les délais auxquels sont soumises les voies de recours sont classiquement définis comme des délais de forclusion (délai d’un mois pour interjeter appel, ou de deux mois pour un pourvoi en cassation). À l’inverse, le délai d’action de droit commun en matière civile, prévu par l’article 2224 du Code civil ("les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer"), est un délai de prescription.

Une qualification jurisprudentielle incertaine en matière de garantie des vices cachés

Nonobstant l’analyse classique de la doctrine (voir notamment N. Balat, "Forclusion et prescription", RTD Civ. 2016 p.751) selon laquelle il ne saurait y avoir de forclusion sans texte, de sorte que le délai d’action biennal prévu à l’article 1648 al. 1er du Code civil devrait recevoir la qualification de prescription, la jurisprudence hésite à le qualifier comme tel. C’est ainsi que la Cour de cassation a admis l’action en référé comme cause d’interruption du délai d’action en garantie des vices cachés (Civ. 1ère, 21 nov. 1995, n° 94-10.686), sans pour autant trancher sur la nature de ce délai, prescription comme forclusion pouvant faire l’objet d’une interruption. Puis, la troisième chambre civile a qualifié le délai biennal de délai de forclusion : "Qu’en statuant ainsi, alors que la suspension de la prescription n’est pas applicable au délai de forclusion de la garantie des vices cachés, la cour d’appel a violé le texte susvisé" (Civ. 3ème, 10 novembre 2016, n°15-24.289). Cette solution a été reprise par différentes cours d’appel (CA Rennes, 26 oct. 2017, n°14/03685 ; CA Douai, 28 mars 2019, n°18/00429). Toutefois, la première chambre civile a estimé, dans une décision rendue en 2020, que le délai biennal de l’article 1648 du Code civil "est interrompu par une action en référé jusqu’à l’extinction de l’instance […]. Il est, en outre, suspendu lorsque le juge fait droit à une demande de mesure d’instruction" (Civ. 1ère, 25 nov. 2020, n° 19-10.824).

Cette assimilation à un délai de prescription, sous-entendue par la reconnaissance d’une interruption suivie d’une suspension, a été explicitée par la même chambre dans l’arrêt du 20 octobre 2021 précité : "La cour d’appel a énoncé à bon droit que le délai de deux ans prévu par l’article 1648 du Code civil constituait un délai de prescription" (Civ. 1ère, 20 octobre 2021, n°20-15.070). Or, dans l’arrêt du 5 janvier 2022 cité supra, la troisième chambre civile de la Cour de cassation maintient que le délai de recours en matière de garantie des vices cachés est un délai de forclusion : « La cour d’appel a énoncé, à bon droit, que le délai de deux ans dans lequel doit être intentée l’action résultant de vices rédhibitoires, prévu par l’article 1648 du Code civil, est un délai de forclusion » (Civ. 3ème, 5 janv. 2022, n°20-22.670). Cette opposition entre les deux chambres peut s’expliquer par la nature des affaires tranchées respectivement par celles-ci. En effet, la troisième chambre civile traite notamment des litiges en matière de construction, où les délais d’action sont qualifiés de forclusion (par ex., pour la garantie décennale, Civ. 3ème, 12 nov. 2020, n°19-22.376). La troisième chambre civile semble donc vouloir harmoniser vente immobilière et droit de la construction tandis que la première chambre civile, qui connaît généralement des litiges en matière de droit des personnes et de la propriété mobilière, refuse de caractériser un délai de forclusion là où la loi ne le fait pas.

Les conséquences pratiques de la qualification du délai biennal en matière d’expertise judiciaire

Cette question qui peut paraître relativement théorique de prime abord ne se limite pas à un débat d’école : savoir si le délai de l’article 1648 est un délai de prescription ou un délai de forclusion aura des conséquences très concrètes notamment en matière d’expertise judiciaire. En effet, lorsqu’il existe un doute quant à l’origine du vice affectant un bien mobilier ou immobilier ou qu’il est nécessaire que celui-ci soit étudié dans toute sa complexité, il convient d’engager une procédure dite de "référé-expertise" afin d’obtenir la nomination d’un expert judiciaire. Le délai biennal sera alors interrompu jusqu’au jour de la décision du juge des référés, et ce, quelle que soit la nature de ce délai. Toutefois, en raison de la jurisprudence citée supra, une incertitude demeure quant à la suspension du délai d’action attachée à une mesure d’instruction prévue à l’article 2239 du Code civil, qui n’est pas applicable aux délais de forclusion.

La problématique est donc la suivante :
- si ce délai est de prescription, alors il sera suspendu jusqu’au dépôt du rapport de l’expert, ce qui est d’autant plus sécurisant pour l’acquéreur que les opérations d’expertise peuvent s’avérer très longues (trois à quatre ans), notamment en matière de vices affectant un immeuble ;
- en revanche si ce délai est considéré comme un délai de forclusion, il recommencera à courir à compter de la décision du juge des référés mais ne sera pas suspendu pendant les opérations d’expertise. Le potentiel actionneur de la garantie et son conseil devront alors se montrer très attentifs à l’avancée de l’expertise, afin de ne pas laisser expirer le délai de deux ans.
La jurisprudence selon laquelle le point de départ du délai biennal doit être fixé à la "la date à laquelle l’acheteur sera supposé avoir eu une connaissance certaine du vice" (Civ. 1ère 11 janv. 1989, n° 87-12.766, et Civ. 1ère 17 fév. 2016, n°15-12.741), soit à la date du dépôt du rapport d’expertise, est donc plus que jamais d’actualité pour pallier les incertitudes de la Cour de cassation.
 

LES POINTS CLÉS

  • • La première et la troisième chambre civile s’opposent quant à la qualification du délai d’action en matière de garantie des vices cachés ;
  • • La troisième chambre civile a très récemment réaffirmé qu’il s’agissait selon elle d’un délai de forclusion (Civ. 3ème, 5 janv. 2022, n° 20-22.670) ;
  • •  Entre professionnels, les clauses limitatives de responsabilité sont valables en Allemagne et au Royaume-Uni ;
  • • Cette qualification a des conséquences pratiques en matière d’expertise judiciaire car s’il s’agit d’un délai de forclusion, l’expertise judiciaire ne suspendra pas le délai d’action qui sera simplement interrompu à compter de l’Ordonnance de désignation d’un expert judiciaire ;
  • •  Afin de pallier les incertitudes de la Cour de cassation, la jurisprudence selon laquelle le point de départ du délai biennal doit être fixé à la date du dépôt du rapport d’expertise est plus que jamais d’actualité (Civ. 1ère,17 fév. 2016, n°15-12.741).

 

SUR LES AUTEURS

Arnault Buisson-Fizellier, avocat associé de BFPL Avocats, Matthieu Castilan, avocat counsel, et Valentin Durget, collaborateur au sein du même cabinet, interviennent tant en conseil qu’en contentieux en matière de risques industriels/assurances dans des secteurs d’activités variés : agroalimentaire, pétrochimie, sidérurgie, traitement des déchets… et plus spécifiquement en matière de RC produits.

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