Entreprise : quelles directions pour le juridique ?
Pour approfondir ces sujets, vous pouvez visionner les vidéos des tables rondes organisées par le Sommet du droit en entreprise 2021, inscription gratuite et obligatoire :
Bâtir et piloter efficacement la direction juridique : organisation, recrutement & talent management
La direction juridique au cœur du business : performance et valorisation
Accompagner la transformation de l'entreprise : cap sur la direction juridique augmentée
Chaque direction juridique a ses particularités, chaque juriste son identité propre. Pour autant, tous sont en quête de performance. Raison pour laquelle personne dans ce secteur ne boude les réflexions menées par la recherche scientifique des professeurs d’université ou par certaines personnalités du monde du droit en entreprise, les directeurs et directrices juridiques en tête, lesquelles considèrent qu’une bonne organisation, un management et un recrutement adéquats des équipes juridiques sont des prérequis essentiels à la bonne marche de l’entreprise. Trois outils doivent être étudiés avec attention : les modes de calcul de la performance, le marketing de la fonction juridique et les technologies appliquées au droit. Qui, s’ils sont combinés adroitement les uns aux autres, assureront à la direction juridique une place au plus haut niveau de décision de l’entreprise, laquelle verra peut-être un jour naître un statut protecteur pour les avis juridiques.
Prérequis numéro un : l’organisation
Le déclenchement de la crise sanitaire a révélé l’adaptabilité des juristes d’entreprise. Lors du premier confinement, sur le front des questions juridiques et urgentes, les professionnels du droit en entreprise se sont mutés en juristes de crise autoformés au droit nouveau et capables d’intégrer et d’appliquer des textes aussi complexes que mouvants. "La période exceptionnelle a mis en valeur la solidité de nos organisations", commente Laurence Ballone Burini, la directrice juridique d’Eiffage Construction. Et ce sont la stabilité et la cohérence des organigrammes qui ont servi de base aux actions de développement intellectuel, humain et technologique nécessaires à cette bonne organisation. Un constat particulièrement vrai pour les groupes en croissance : "L’organisation prime avant toute chose", renchérit Geneviève Lallier-Gollet, directrice juridique des cliniques privées Elsan. Qui vaut aussi pour les multinationales : "Lorsque nous souhaitons faire évoluer un juriste, nous examinons les besoins en effectif et en compétences des équipes, explique Eric O’Donnell, à la tête de la division gouvernance et développement de Total. Cela nous évite de recruter une personne dont le profil ne pourra pas évoluer." Dans l’idéal, l’organisation doit permettre d’identifier les talents qui sauront répondre à la fois au besoin initial et à son évolution dans le temps.
Prérequis numéro deux : le management
S’il s’avère que l’organisation évolue, ce n’est généralement qu’à la marge et de manière exceptionnelle. Et si à l’issue de cette évolution, elle est satisfaisante, cela ne constitue qu’un premier pas vers l’augmentation de la performance. En revanche, le management des talents apparaît comme un effort continu. Ce paramètre a été durement mis à l’épreuve par la contrainte du travail à distance et l’est encore aujourd’hui, pour les juristes comme pour toutes les fonctions des entreprises. Le directeur juridique de JCDecaux Bertrand Allain souhaite qu’on place le management au premier plan dans la recherche de la performance "parce que c’est un effort au quotidien, il permet de limiter le turn-over et d’assurer la motivation des collaborateurs, particulièrement dans cette période importante. Cela passe par la rémunération, l’évolution et la culture managériale", précise-t-il.
Prérequis numéro trois : le recrutement
Encore faut-il ne pas se tromper lors de la sélection des talents. Tout processus de recrutement nécessite donc pour l’entreprise d’auditer "les besoins des clients internes, explique Audrey Déléris, manager chez Fed Légal. Certains directeurs juridiques intègrent les opérationnels ou les commerciaux dans les entretiens d’embauche, ce qui montre l’importance que présente la fonction juridique dans l’entreprise." Et de prendre en compte les qualités personnelles des candidats en plus de leurs seules compétences techniques. "Les soft skills font la différence", insiste la recruteuse. Ce qui incite à porter une attention particulière à la diversité : "Nous avons tous tendance à recruter des personnes qui nous ressemblent, explique Eric O’Donnell. Or, il est enrichissant de se tourner vers des profils différents de ceux qui composent notre organisation."
Les professionnels du droit en entreprise se sont mutés en juristes de crise autoformés au droit nouveau et capables d’intégrer et d’appliquer des textes aussi complexes que mouvants.
À cela s’ajoutent la nécessité et l’envie pour la nouvelle recrue de comprendre et d’intégrer les codes de l’entreprise, "une donnée essentielle pour faire le lien avec les opérationnels", comme le souligne Geneviève Lallier Gollet. Et Régine Borgeot de rajouter que c’est également le cas pour les juristes déjà en poste qui ont vu leur fonction évoluer au cours du temps, une part toujours plus importante leur revenant dans le traitement des dossiers : "Ce qui a changé depuis dix ans c’est notre capacité à nous interroger sur la technicité des projets afin d’y apporter la meilleure réponse juridique. C’est le cas aussi en matière de périmètre géographique : nous ne pouvons pas négocier de la même manière avec un partenaire français qu’avec un Chinois", illustre la directrice juridique de l’Institut Curie. Des recommandations particulièrement utiles puisque malgré la pandémie, les entreprises recrutent des juristes, constate Audrey Déléris.
Objectif numéro un : reporter à la direction générale
Avec une solide organisation, une politique de management efficace et une stratégie adaptée de recrutement, la directrice ou le directeur juridique doit alors s’interroger sur la place de son équipe au sein de l’entreprise. Bertrand Allain rappelle l’essentiel : "Nous ne sommes pas une direction administrative." Il n'y a donc aucune raison de rattacher le droit à la finance, la direction administrative et financière empêchant souvent la direction générale ou la présidence d’accéder au droit. "Il suffit de se souvenir de l’affaire Enron : le manque d’indépendance du general counsel a été pointé du doigt comme l’une des raisons de la déficience de l’entreprise dans l’identification des problèmes", se souvient le directeur juridique de JCDecaux. Avant de préciser que la leçon a été retenue aux États-Unis ou plus de 90 % des general counsels rapportent au plus haut niveau de direction.
"Nous avons tous tendance à recruter des personnes qui nous ressemblent, explique Eric O’Donnell. Or, il est enrichissant de se tourner vers des profils différents de ceux qui composent notre organisation."
C’est loin d’être le cas en France. Le chiffre est tellement faible que les études récentes des associations représentatives de ces professions ne le publient même pas. "Notre fonction s’exerce à 360 degrés, explique Laurence Ballone Burini. Nous faisons beaucoup de conseil et devons asseoir notre rôle dans la prise de décision. Il faut pouvoir faire preuve de spontanéité sans attendre d’être interrogés pour donner notre avis." Même conviction du côté de François Lhospitalier : "Nous devons agir au plus près du directeur général ou du président pour comprendre l’environnement et le conseiller au mieux. Il faut veiller à ce que tous les juristes d’entreprise revendiquent cette place dans les instances décisionnaires, ce n’est qu’ainsi que nous allons progresser", insiste le directeur juridique de la Fédération française de tennis. Ce besoin d’indépendance est d’autant plus légitime que l’on adjoint de plus en plus souvent la fonction de responsable de la conformité à celle de directrice ou au directeur juridique. "Lors des contrôles de l’Agence française anticorruption, la question de l’indépendance du compliance officer est examinée de près", rappelle la directrice juridique d’Eiffage Construction. Avant d’indiquer qu’il faut éviter les obstacles positionnés entre le droit et la stratégie pour que l’entreprise soit protégée de tout risque de comportement incriminant.
Objectif numéro deux : obtenir le legal privilege
Face au risque juridique, l’entreprise doit se protéger, raison pour laquelle les conseils donnés par le directeur ou la directrice juridique à la direction générale ou à la présidence doivent être soumis à la confidentialité. Pour le moment, en France, seuls les avocats sont soumis au secret professionnel, la législation française autorisant la saisie des documents juridiques d’une entreprise lors d’une enquête judiciaire. Après plus de quarante ans de lutte vaine des juristes d’entreprise pour l’obtention de la confidentialité des avis juridiques, le ministère de la Justice prévoit dans un avant-projet de loi d’expérimenter l’avocat en entreprise, ce qui semble constituer une voie de sortie acceptable. "C’est un sujet de compétitivité des entreprises, insiste François Lhospitalier. Comment pouvons-nous conseiller correctement notre directeur général si ce que l’on écrit peut constituer une preuve à charge ?"
Outil numéro un : les mesures de performance
Pour prouver l’utilité des directions juridiques au sein des entreprises et montrer qu’elles sont indispensables et stratégiques, il est important de déterminer des indicateurs de performance (Key Performance Indicators ou KPI). Matthieu Guérineau cite un extrait de la liste qu’il a établie chez Servier : "La typologie des contrats de travail, les intérimaires, les dépenses en conseils d’avocats, les noms des cabinets référencés, le temps de traitement moyen par dossier et par juriste, le nombre de groupes de travail auxquels appartient chaque juriste, le nombre d’organes auxquels les juristes participent, les actions de sensibilisation et de formations internes et externes, le nombre de litiges par pays et par type, les cas de contrefaçon, leur positionnement géographique, les produits concernés, le nombre de délégations de signature… Ces critères doivent être déterminés en fonction de l’activité et de la culture de l’entreprise", précise-t-il. Ainsi que le type d’outil qu’on utilise pour les récolter et la fréquence à laquelle on les utilise. Ces KPI ne sont pas transposables d’une entreprise à l’autre et leur liste doit être dressée avec la direction générale.
Outil numéro deux : le marketing
"Les KPI sont de très bons outils marketing qu’il ne faut pas percevoir négativement mais au contraire comme une façon de montrer l’importance de notre travail et d’obtenir un budget supplémentaire", conclut Matthieu Guérineau sur le sujet. Mais il en existe d’autres pour communiquer sur l’importance de l’intégration des règles juridiques dans l’entreprise tout entière. "Il faut être capable d’abandonner une partie de notre formatage pour inventer des choses et laisser libre cours à notre imagination, travailler collectivement pour diffuser le droit, rapporte Régine Borgeot. Nous avons fait passer des messages de sensibilisation grâce à des bandes dessinées", poursuit-elle. François Lhospitalier illustre cette démarche : une formation en e-learning sur la compliance a été dispensée aux salariés de la Fédération française de tennis. En jouant des saynètes, des non-juristes ont abordé des sujets juridiques et en ont parlé autour d’eux.
Outil numéro trois : la technologie
"Doctrine augmente l’intelligence juridique : nous sommes capables de donner à une entreprise une cartographie judiciaire de l’ensemble de ses concurrents pour regarder plus loin que la jurisprudence, la doctrine et la règle de droit", lance Camille Fagart, le responsable de la direction juridique de Doctrine. Autrement dit, grâce à son Document Analyzer, le moteur de recherche juridique met à la disposition de ses utilisateurs bien plus que le corpus juridique en allant étudier les preuves écrites avancées par l’adversaire. Voici un exemple concret de ce que la technologie peut offrir.
"Les KPI sont de très bons outils marketing qu’il ne faut pas percevoir négativement mais au contraire comme une façon de montrer l’importance de notre travail et d’obtenir un budget supplémentaire", conclut Matthieu Guérineau
Souvent, les juristes d’entreprise entreprennent leur digitalisation lorsqu’elle est entamée dans tout le groupe auquel ils appartiennent. C’est l’expérience qu’a connue l’ancienne directrice juridique d’Auchan Retail, Sihem Ayadi Dubourg : "Nous avons profité de l’élan général pour monter des équipes projets, multiplier les formations et diffuser la culture du digital", se souvient celle qui a créé en janvier 2019 Juridy, formant au legal design.
Il arrive parfois néanmoins que la direction juridique soit un moteur dans le développement de solutions digitales. C’est le cas chez Société générale qui réunit plus de mille juristes partout dans le monde. "Nous avons conçu une architecture d’outils intégrant toutes nos lignes métier, explique Dominique Bourrinet, son directeur juridique. In fine, nos avocats seront aux aussi des membres de cette organisation." Bâties de façon holistique à la fois en interne et par des prestataires externes, ces technologies permettent aux juristes de se concentrer sur les missions à forte valeur ajoutée grâce à huit fonctionnalités (de la veille, de la gestion des contrats, des templates de rédaction contractuelle, un legal assistant, un chatbot, etc.) réunies dans des applications via des API. Cela impose d’utiliser la plateforme pour recourir aux services des juristes. Il a fallu pour cela s’éloigner de la logique consistant à sélectionner un produit pour répondre à un besoin et se concentrer au contraire sur l’architecture globale de l’entreprise. "Grâce à cet outil, nous arrivons à identifier les zones d’ombre avec nos clients en temps réel", se félicite Dominique Bourrinet.
D’ailleurs, c’est à partir de l’expérience que certaines fonctionnalités sont développées : "Valoriser les idées que nous apportent nos utilisateurs fait partie de notre méthode de travail", explique le CEO de Legal Studio Filip Corveleyn. Et ce d’autant plus que "l’IA apprend des actions des utilisateurs", poursuit Camille Fagart. Les start-up du droit sont bien placées pour évaluer le niveau de digitalisation des directions juridiques. Sur ce plan, pour Loïc le Goas, le CEO de LegalVision Pro, il semblerait que les juristes soient plus avancés que les avocats.
Le Graal : l’intelligence collective
La direction juridique est d’ailleurs un sujet d’étude pour l’Edhec Business School. Grâce aux travaux de l’équipe de Christophe Roquilly, à la tête de l’Augmented Law Institute, il apparaît que le juriste augmenté n’est pas uniquement celui qui parvient à se servir de la technologie : "Les juristes utilisent l’informatique depuis plus de trente ans", rappelle le professeur. Si l’on se réfère à son livre blanc L’Agilité publié sur le site Alllmytalent.legal, un travail réalisé après une enquête menée auprès des dirigeants, des opérationnels et des managers et relative à leur perception de la fonction juridique, dorénavant, le juriste augmenté est un juriste "agile", c’est-à-dire qui est capable d’adapter rapidement ses compétences aux besoins des entreprises. Il doit procéder par itération et incrémentation et, bien qu’il soit formé à l’exactitude, apprendre à se tromper, à tester, à tenter, pivoter, faire un pas de côté. "Les juristes doivent s’accorder le droit à l’échec", commente Loïc le Goas, afin d’augmenter leur niveau de performance. "C’est souvent une question d’état d’esprit général", conclut Sihem Ayadi Dubourg, qui aime mettre l’accent sur la formation. Mais plus encore "le juriste augmenté est celui qui construit une intelligence collective afin de créer plus de valeur pour son client, l’entreprise", explique Christophe Roquilly. Et pour cela, il est fondamental de déterminer les valeurs que doit adopter la direction juridique, lesquelles doivent être en accord avec celles du groupe, une raison d’être. Et, à l’aide de la feuille de route déterminée par le chef d’équipe, de fixer les objectifs et la stratégie à mener, et les outils pour les concrétiser. "Les métiers du droit seront toujours des métiers de talents, la technologie sera bientôt pour eux comme des cartouches d’imprimantes." L’important est donc d’embrasser cette révolution culturelle, la communauté des juristes doit s’approprier la méthode agile comme les développeurs informatiques en leur temps pour le développement des logiciels. Les moyens sont disponibles, reste à s’en emparer.