« Je me suis mis en retard pour un symbole. Fraîchement nommé directeur de cabinet d’Alexandre Léontieff, le président de la Polynésie française, je repoussais mon arrivée afin de plaider un dossier un peu particulier. »
Nous sommes le 16 mars 1990. La Cour de cassation s’apprête à juger le capitaine Alfredo Astiz, « l’ange blond de la mort », l’un des symboles de la dictature argentine. Francis Szpiner défend Alice Domon et Léonie Duquet, deux religieuses portées disparues (aujourd’hui encore le corps d’Alice Domon reste introuvable).

L’avocat débarque à l’aube à son cabinet de la rue Saint-Guillaume, il est en plein décalage horaire. Il répète inlassablement sa plaidoirie. « Toutes les audiences ont beau être angoissantes, je n’avais jamais appris une plaidoirie par cœur, sauf celle-là. » Il appelle le professeur Jean Gicquel pour coordonner leur intervention et apporter les dernières finitions à leur stratégie. Pour faire retomber la pression, Francis Szpiner s’imprègne des Oraisons funèbres de Malraux. « Dans cette affaire, la symbolique de l’absence était importante. Il y avait un sens à relire cette œuvre dans laquelle l’auteur salue la mémoire de Jeanne d’Arc avec une phrase que je garderais en mémoire pour l’audience : "Le tombeau des héros est le cœur des vivants" ».

Au déjeuner, le futur ténor se nourrit d’anxiété. « La procédure était complexe et j’étais frustré que la décision soit rendue par contumace. » En route pour le palais de justice, Francis Szpiner n’a de cesse de se répéter qu’il « doi[t] être à la hauteur ». Il y retrouve Jean Gicquel. Une ambiance singulière règne dans la salle d’audience : « Il n’y avait pas de témoins, ni d’accusé, mais cinquante personnes, dont des familles des disparues et quelques femmes de la place de Mai venues d’Argentine pour l’occasion. » C’est un instant d’émotion intense, les classeurs posés là incarnent la pierre tombale des deux religieuses. Le rite judiciaire remplacera les solennités funèbres. Après une heure trente d’audience, les magistrats se retirent pour délibérer.

La Cour de cassation condamnera Alfredo Astiz à la réclusion criminelle à perpétuité. « Ce n’était ni une surprise ni un acquis mais une réelle source de satisfaction : Interpol pourrait désormais traquer Astiz. » Les familles sont soulagées, l’impunité prend fin. C’est la première fois qu’une décision française a un tel retentissement international, « après un si long combat, on est fier d’obtenir ce délibéré », raconte ému notre héros du jour. L’avocat des deux religieuses ne peut s’empêcher de repenser à Malraux : « La France est grande quand elle donne quelque chose au monde. »

Ils sont allés boire un verre place Dauphine pour évacuer les émotions. Rentré chez lui vers 21 heures, l’avocat n’a pas enlevé son manteau que son téléphone sonne, le cabinet du président polynésien est au bout du fil. « J’avais l’impression d’avoir accompli ma mission. Je pouvais désormais me consacrer pleinement à la vie politique de Tahiti. »


Camille Drieu




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