Le ciblage marketing révolutionne-t-il le métier d’annonceur ?
L’achat programmatique d’espaces publicitaires progresse et capte aujourd’hui 66 % des budgets de communication display* (bannière, pavé, habillage des sites internet). Cette tendance consacre la primauté accordée à l’achat d’une audience aux caractéristiques précises avant de s’intéresser aux autres paramètres de diffusion. C’est ce que l’on appelle l’audience planning. Le croisement d’informations provenant des CRM, des historiques de navigation, des requêtes sur les moteurs de recherche ou des comportements sur les réseaux sociaux permettent d’identifier des profils clés et de segmenter les cibles des marques avec un niveau de précision inédit. Facebook offre déjà plus de 15 000 segments de ciblage aux annonceurs sur sa plateforme. En exposant l’internaute à ce qu’il souhaite voir ou à ce qui l’attire, la conversion en clics et en achats serait susceptible d’exploser.
Loin du Graal
Toutefois, cette heureuse perspective cache un certain nombre de difficultés dans la mise en application de cette stratégie. Valéry Gerfaud, chief digital officer du groupe M6, insiste sur le fossé qui sépare les pratiques réelles des marques avec cette virtualité : « Même si aujourd’hui, en théorie, il est possible de cibler un individu, les annonceurs continuent d’acheter des segments de profils comparables. » Pourquoi tourner le dos à ce qui s’apparente à un fabuleux progrès technologique ? Pour ne pas éparpiller ses efforts de communication. Aux yeux des marques et des directions générales, il n’y a rien de pire que des investissements marketing aux retombées limitées. En réunissant des profils similaires dans des segments, les annonceurs tirent certes une croix sur des interactions individualisées, mais ils sont assurés de garder une large liste de diffusion et de ne pas se montrer trop sectaires dans leurs choix de prospection. C’est la problématique du reach qui rebat les cartes. Valéry Gerfaud estime que les segments traditionnels ont encore un bel avenir devant eux et il affirme que « la ménagère de moins de 50 ans reste une cible importante », malgré les nouvelles possibilités offertes par le digital.
La promesse d’un ciblage ultra-précis peut avoir d’autres inconvénients. Amaury Delloye, directeur général France de Nano Technologies, dénonce le mirage d’un ciblage issu d’une multitude de data exogènes. « Les annonceurs sont à la recherche de sécurité, à l’heure où les profils de ciblage issus du croisement de nombreuses données ne sont pas toujours fiables. » Si une marque souhaite s’afficher auprès de jeunes femmes âgées de 18 à 25 ans, férues de tennis et d’informatique, les éditeurs peuvent avoir les pires difficultés pour constituer des segments aussi limités et rigoureux. Alors que sa solution se concentre uniquement sur les requêtes tapées dans les moteurs de recherche, il met par ailleurs en avant les dangers d’une analyse trop poussée du comportement des internautes. « En passant au crible les cookies et les données de navigation, les internautes peuvent se sentir « fliqués ». Cela peut s’avérer contreproductif pour les annonceurs. Notre solution, au contraire, est dédiée à la reconnaissance de besoins immédiats. » Enfin, la question financière est aussi au cœur de débats sur la pertinence d’une campagne au ciblage quasi individualisé. Sylvain Deffay, directeur du programmatique du groupe OMD interrogé par Le Journal du Net, souligne que « ce n'est pas évident de rentabiliser une campagne où l'on consacre entre 20 % et 50 % du CPM [coût pour mille clics] à de l'achat de data ».
« La ménagère de moins de 50 ans reste une cible importante », Valéry Gerfaud, chief digital officer du groupe M6
La télévision et l’affichage à l'affût
Si ces remarques concernent avant tout le ciblage d’internautes, les médias traditionnels ne sont pas en reste. La télévision et l’affichage opèrent aussi leur mue afin d’offrir un niveau de précision supérieur aux annonceurs en matière de targeting. Valéry Gerfaud milite pour que les groupes de télévision puissent adapter leurs contenus publicitaires en fonction de leur audience. L’objectif de cette technologie, déjà testée à de nombreuses reprises, est simple : « La publicité adressable permettra d’exposer une publicité différente en fonction de l’identité de chacun des spectateurs. » On imagine les potentialités de ce nouvel outil pour les annonceurs, capables de sélectionner leur audience et d’éviter les coûts de déperdition inhérents aux médias de masse. Mais aujourd’hui, la pratique reste illégale en France et la commercialisation de ce modèle ne pourra pas se diffuser avant quelques années, même si les acteurs s’organisent déjà et ont bon espoir de voir évoluer les règles de droit.
Pour sa part, l’affichage est de plus en plus digitalisé et surfe aussi sur les opportunités d’analyses de données variées. Efraim Clam, fondateur de la start-up Little Corner qui propose des espaces d’affichages publicitaires aux toilettes, expérimente un « transfert des mécanismes de la publicité en ligne vers des supports physiques ». Au-delà du coût par visualisation complète, qui reprend les codes du coût par clic, ses supports publicitaires offrent des segments de ciblage de plus en plus précis. En fonction de la typologie des lieux, de la localisation géographique et du sexe, les types d’audience identifiés varient. L’achat programmatique se développe ainsi pour l’affichage, même si les historiques de navigation ne sont pas disponibles. « On fige des critères de ciblage par écran et on les améliore en collectant des données en temps réel », précise l’entrepreneur. En se connectant à la caisse enregistreuse des bars et restaurants où ses affiches sont exposées, les contenus mis en lumière peuvent évoluer en fonction des consommations les plus populaires. De même, les données collectées via Météo France peuvent influencer le choix des produits exposés. S’il fait froid, des vestes seront proposées, s’il fait chaud, des shorts et bermudas... Autre exemple, avec la RATP, dans le cas d’un blocage sur ses lignes, les publicités de services de VTC seront d’autant plus pertinentes. « Pour l’instant, les actions en temps réel ne dépendent que d’un seul data provider et le contenu ne peut s’adapter aux caractéristiques propres de l’individu face à l’affiche. » Il n’est pas possible de s’interconnecter avec les smartphones, ni de filmer les individus faisant face à un support pour les reconnaître et leur proposer un contenu adapté. Les règles du législateur sont légitimes pour Efraim Clam, et tant pis si elles freinent les innovations des professionnels de la publicité. « Les nouveaux outils existent depuis douze ans sur Internet. Nous nous y formons mais cela demande du temps… » Rendez-vous dans quelques années pour analyser la rencontre des progrès technologiques, de la sensibilité des consommateurs, des stratégies des annonceurs et des priorités des législateurs.
*Selon le 20e Observatoire de l’e-pub du SRI
Thomas Bastin