970 millions de dollars. C’est la coquette somme dépensée par Amazon en 2014 pour acquérir Twitch, la plate-forme spécialisée dans la diffusion en direct de jeux vidéo. Lancée trois ans plus tôt, le succès affiché par ce site a été vertigineux auprès de la communauté des « gamers ». Le vice-président du groupe, le Français Benjamin Vallat, nous explique sa stratégie de diversification pour chouchouter les diffuseurs aussi bien que les annonceurs.

Décideurs. Pouvez-vous nous décrire les activités de Twitch ?

Benjamin Vallat. Notre plate-forme en ligne permet la mise en relation de broadcasters, aussi appelés streamers [en français, les diffuseurs] et de spectateurs, autour de la thématique des jeux vidéo. Tout est orchestré afin de maximiser les interactions autour des contenus et Twitch rassemble aujourd'hui une communauté de cent millions d’utilisateurs mensuels. Au-delà de la vidéo diffusant la partie en cours, le chat est ainsi au centre de l’expérience communautaire et sociale. L’engagement est hors norme comme le montre le temps moyen que passe par jour un utilisateur sur notre site : 106 minutes. En général, ce temps de fréquentation est divisé entre trois et quatre sessions quotidiennes de 30 à 40 minutes. Cela diffère des autres réseaux sociaux que l’on consulte à la va-vite. Une autre spécificité de Twitch est la composition de sa communauté dont l’immense majorité est âgée de 15 à 25 ans.

Quelles sont les recettes de votre popularité auprès de cette population ?

Le contenu que nous proposons est personnalisé et diffusé en direct avec un système de picture in picture permettant de voir le visage et d’entendre la voix du streamer pendant que ses performances dans le jeu vidéo occupent la majorité de l’espace. Par ailleurs, les video on demand, comme sur Youtube, génèrent des pratiques de visionnage plus individuelles alors que l’interactivité apparaît naturellement lorsque les événements sont transmis en direct. Certains de nos broadcasters sont devenus des personnalités avec lesquelles les spectateurs cherchent à nouer des contacts. Ils partagent leur passion à l’échelle globale et sont indispensables à notre développement. S’ils ont du succès, cela va générer des audiences supplémentaires et d’autres diffuseurs voudront nous rejoindre. Chaque mois, nous comptons plus de deux millions de broadcasters et parmi eux, 17 000 ont le statut de « partenaire » qui ouvre l’accès à des prestations particulières, notamment en matière de monétisation.

« Depuis 2015, la majorité de nos annonceurs ne proviennent pas de l’univers du gaming »

Comment s’organise la rémunération de ces émetteurs spéciaux ?

Les 17 000 broadcasters partenaires sont actifs sur la plate-forme depuis un certain temps. Ils sont parvenus à séduire une audience importante grâce à leur présence régulière sur notre plate-forme. Notre souhait est de leur offrir les outils pour se rémunérer en échange de leur implication sur Twitch. Nous introduisons des publicités vidéo sur la chaîne de nos partenaires et nous organisons ensuite le partage du revenu des publicités avec le broadcaster. Les plus populaires peuvent aussi instaurer un abonnement payant à leur chaîne, à hauteur de 4,99 dollars par mois, en échange de diverses exclusivités. Encore une fois, un pourcentage est réservé au broadcaster. Enfin, nous avons imaginé une monnaie virtuelle, les « bits », et cela fonctionne très fort auprès de notre communauté. L’idée est de reproduire dans le monde virtuel ce qu’il se passe dans le monde physique. Il devient alors possible d’acquérir des objets pour encourager le broadcaster de notre choix. Les bits peuvent aussi être directement donnés au diffuseur qui peut ensuite les échanger contre une somme d’argent réelle.

Quels sont les jeux les plus populaires sur Twitch ?

Dota, Counter-Strike GO, League of Legends (LoL), PlayerUnknown's Battlegrounds, Hearthstone et Overwatch figurent parmi les jeux qui attirent le plus d'utilisateurs. Blizzard, l’éditeur de ces deux dernières licences, est d’ailleurs l’un de nos partenaires stratégiques. Nos pics d’audience sont liés au e-sport. Les finales des tournois de LoL attirent 43 millions de spectateurs, dont une immense partie sur Twitch, la plate-forme de référence dans l’univers. Il faut toutefois garder à l’esprit que les compétitions professionnelles d’e-sport constituent une partie minoritaire du trafic généré sur notre site.

Chiffres clés :

12 millions : c'est le nombre d’utilisateurs journaliers de Twitch.

30 % : c'est le pourcentage d’utilisateurs américains de la plate-forme. L’Europe est devenue la première région en matière d’audience.

Quel est votre business model ?

Avec les broadcasters, notre intérêt commun est de les voir gagner en popularité afin qu’ils puissent se rémunérer par notre intermédiaire. La publicité, les abonnements et les bits sont au cœur de notre modèle économique. De plus, depuis trois mois, nous proposons aux éditeurs de distribuer leurs jeux vidéo sur notre plate-forme. On contextualise l’achat de jeux pour créer une expérience sociale autour de cet acte. Les options supplémentaires, comme des armes ou des cartes qui auraient été remarquées à travers des parties retransmises, sont aussi concernées. Cette initiative s’annonce comme l’e-commerce 3.0, parfaitement incrémental pour l’industrie du gaming. Se procurer quelque chose via un store semblera désuet en comparaison d’un achat recommandé par quelqu’un que vous suivez et que vous admirez. L’expérience sociale et impulsive est unique par rapport aux autres canaux disponibles.

Quelles sont vos ambitions en matière de développement commercial ?

Notre priorité reste d’investir dans des contenus gaming et depuis deux ans hors gaming, tout en conservant une croissance organique et une identité authentique. Lorsque l’on est une plate-forme communautaire, on ne peut pas se risquer à improviser n’importe quoi. Tout doit faire sens sous peine de décevoir les fans. Par ailleurs, si notre plate-forme vient du Web, le mobile se développe à grande vitesse depuis un an et demi. Nous nous apprêtons à devenir une mobile first company. Autres axes critiques pour nous : l’international, les infrastructures pour livrer les contenus en direct sans bug et les nouveaux outils de monétisations pour nos broadcasters et nous. 

« En interne, Amazon nous apporte sa "customer obsession" ».

Quels sont les annonceurs attirés par votre offre ?

Depuis quatre ans, nous avons recruté et développé notre propre équipe de commerciaux. Vendre Twitch à des entreprises du monde des jeux vidéo, cela était possible grâce à une logique sectorielle évidente. Ces annonceurs comprenaient tout de suite notre valeur. En revanche, pour les acteurs non endémiques comme les constructeurs de voitures ou les marques de détergents, il fallait beaucoup d’évangélisation et de pédagogie. Depuis 2015, la majorité de nos annonceurs ne proviennent pas de l’univers du gaming. Cet enjeu est déterminant pour Twitch. Notre jeune communauté aime d’autres choses que les divertissements virtuels, cela est évident et nous le prouvons chaque jour.

En 2014, Amazon vous a racheté pour 970 millions de dollars. Quel est l’apport opérationnel et stratégique de ce partenaire gargantuesque ?

Ce rachat a été l’origine de nombreuses synergies, notamment en matière d’infrastructures et de vidéos avec Amazon Web Services, leader mondial du cloud. Une partie d’Amazon Prime [l’offre premium du e-commerçant] donne accès à Twitch Prime, dédié aux gamers. Le bilan de ce programme est très positif. Par ailleurs, Amazon nous accompagne dans le déploiement de notre offre de distribution de produits en ligne. Nous pouvions difficilement trouver de meilleurs experts en la matière. Enfin, en interne, Amazon nous apporte sa « customer obsession ». Beaucoup de choses nous rassemblent et le mariage a été un vrai succès. 

 

Propos recueillis par Thomas Bastin (@ThBastin)

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