Jack Lang et Vincent Maraval nous répondent en se prêtant au jeu de notre hypothèse : supprimer le ministère de la Culture. Action !
Jack Lang : « Que ferait-on des 250 musées protégés par l'État ? »
Décideurs. Aujourd’hui, la culture française vit sous perfusion publique, quel serait l’intérêt pour la France de séparer État et culture ?
Jack Lang. Aucun. Ce serait un désastre. Si demain, le ministère de la Culture venait à disparaître, ce serait la fin de la protection du patrimoine historique français. Pour cette seule raison, l’idée de supprimer le ministère de la Culture serait criminelle ! En France, c’est l’État qui assure la préservation des 40 000 monuments historiques. Abroger ce ministère serait une faute contre l’Histoire, contre la nature même de notre pays. Depuis des siècles, la culture des Arts et l’État ont créé des liens controversés voire même orageux, mais privilégiés !
Vincent Maraval. La séparation de l’État et de la culture aurait pour avantage de réinjecter de l’énergie dans un système dominé par la surchauffe des budgets, d’apprendre à la culture française l’instinct de survie. La culture s’intéresserait enfin à son public et non à une communauté déconnectée de la société que constitue la petite élite parisienne. Le copinage serait révolu, le renouvellement des talents plus grand, tous nus devant le public, qui contrairement à l’idée reçue, sait choisir. Nous nous rapprocherions du cinéma libéral américain bien plus diversifié que notre septième art.
Outre-Atlantique, des comédies irrévérencieuses infaisables en France comme Ted et des films d’auteur comme Foxcatcher ou Boyhood se partagent l’affiche.
Décideurs. ? l’instar de ce qui existe chez nos voisins européens et américains, si le marché de la culture français était privatisé dans son intégralité, ? quoi ressemblerait la France ?
V. M. À l’image des États-Unis ou de l’Asie, la privatisation du marché culturel français apporterait une arrivée saine de capitaux privés qui permettrait l’émergence d’une nouvelle génération. Netflix ou Amazon pourraient enfin s’imposer dans l’Hexagone et financer la production de nouveaux films. Des fonds de private equity pourraient servir l’ambition des jeunes artistes. Les petits films d’auteur qui coûtent aujourd’hui deux millions d’euros ne coûteraient plus que 200 000?euros, réalisés par des enragés pour qui faire un film est une question de survie. Plus nombreuses, les œuvres seraient diffusées quand le public veut les voir. Plus besoin de pirater. La création redeviendrait un travail sauvage, et non un emploi.
J. L. L’exercice de comparaison est périlleux. La culture américaine a été constituée par la voie de fondations qui ont financé des musées de première ampleur, d’abord à New York, puis à Washington ou Houston. Le système est totalement différent. Il n’y a pas de ministère fédéral de la Culture mais fondations et universités protègent et font émerger de nouveaux musées.
En France, l’État donne l’impulsion. Si demain on supprime le ministère de la Culture, que ferait-on des 250 musées protégés par l’État ? Que ferait-on du Louvre et des nombreux centres d’art contemporain ? Je n’imagine pas un instant que la spéculation l’emporte sur les considérations culturelles et artistiques. Il faut cependant reconnaître que le mécénat français est encore trop limité. Une meilleure articulation entre fonds privés et deniers publics est à souhaiter pour multiplier les centres de décisions.
Décideurs. L’exception française survivrait-elle ?
V. M. L’exception française survivrait comme survit l’exception japonaise, chinoise, turque, indienne, coréenne, américaine, égyptienne, pays qui ont tous des parts de marché supérieures dans leur propre pays à celle du cinéma français dans l’Hexagone. L’exception culturelle française survivrait parce qu’elle est culturelle et non économique. Carné, Renoir, Lumière, Méliès, Becker, Godard, Truffaut, Clouzot etc. n’ont pas attendu le CNC pour rayonner en France et dans le monde. Parce que le talent c’est l’exception et ne sera jamais la règle. En France, culture rime avec médiocrité télévisuelle et uniformisation à la chaîne. L’exception française est un leurre pour justifier un gaspillage monstre qui fige l’industrie culturelle dans un système de castes dominé par les mêmes depuis un demi-siècle, et régi par des fonctionnaires boursouflés et grabataires qui rivalisent d’autosatisfaction lors des dîners en ville.
J. L. La suppression du ministère entraînerait la fin de l’exception culturelle, accompagné d’un immense gâchis sur le plan humain. Si on ferme les portes de cette institution, il faudrait compter des milliers de chômeurs supplémentaires à indemniser, des monuments en péril qui risquent de s’effriter… Si nous souhaitons un cataclysme dans ce domaine, alors allons-y, c’est garanti !
Décideurs. Quelle politique culturelle servirait la France ?
J. L. Une politique qui permette au ministère de la Culture de reprendre des forces. Il est indispensable d’assurer son financement pour qu’il accomplisse des missions supplémentaires. Son action serait optimisée si elle intégrait de plus fortes synergies avec les établissements publics et les mécènes. Il faut faire déborder la politique culturelle pour créer des liens entre la culture et l’éducation. Faire renaître le plan que j’avais mis en place en collaboration avec Madame Tasca pour faire vivre l’art et la culture dans l’école. Le gouvernement devrait s’inspirer du rapport de Pierre Lescure pour préserver la créativité française. Le régime de l’intermittence mérite aussi d’être réformé. Certaines entreprises ont abusivement utilisé ce statut pour faire des économies sur le dos de la culture. Une nouvelle réglementation permettrait de mettre ce régime à l’abri de telles dérives.
V. M. Une politique culturelle c’est faire des choix, pas des compromis. C’est prendre un chemin, une direction forte qui impactera à la fois l’économie et la qualité de nos œuvres. C’est faire de la culture française une référence mondiale qui apporte un dynamisme économique à la France et un rayonnement international. C’est espérer qu’un ou plusieurs grands groupes audiovisuels voient le jour dans les années à venir, avec le dynamisme et l’appétit international d’un Canal +, d’un Europa ou d’un Wild Bunch, ce qui n’est pas arrivé depuis plus de quinze ans ! C’est faire en sorte que les nouveaux acteurs sortent des cours d’art dramatique et non des programmes télévisuels, que les nouveaux auteurs aient l’énergie et l’ambition des Dolan, Chazelle, Demanges ou Bayona, etc. Si cette politique volontaire existait, alors oui, supprimer le ministère de la culture serait une catastrophe.
Propos recueillis par Alexandra Cauchard et Camille Drieu
Notes sur les interviewés
> Après UGC, TF1 et Studio Canal, Vincent Maraval fonde en 2002
le label Wild Bunch pour promouvoir le cinéma d’auteur. La société de distribution et de coproduction gère aujourd’hui un catalogue de plus de 1 500 films. Producteur émérite, Vincent Maraval fut distingué par le prix Lumières 2014 pour le film La Vie d’Adèle.
> Éternel ministre de la Culture, Jack Lang est l’homme de la Fête de la musique, des Journées du patrimoine, du Zénith et du livre à prix unique. Il est aujourd’hui à la tête de l’Institut du monde arabe.
Cet article fait partie du dossier Dix ans pour changer la France
Jack Lang. Aucun. Ce serait un désastre. Si demain, le ministère de la Culture venait à disparaître, ce serait la fin de la protection du patrimoine historique français. Pour cette seule raison, l’idée de supprimer le ministère de la Culture serait criminelle ! En France, c’est l’État qui assure la préservation des 40 000 monuments historiques. Abroger ce ministère serait une faute contre l’Histoire, contre la nature même de notre pays. Depuis des siècles, la culture des Arts et l’État ont créé des liens controversés voire même orageux, mais privilégiés !
Vincent Maraval. La séparation de l’État et de la culture aurait pour avantage de réinjecter de l’énergie dans un système dominé par la surchauffe des budgets, d’apprendre à la culture française l’instinct de survie. La culture s’intéresserait enfin à son public et non à une communauté déconnectée de la société que constitue la petite élite parisienne. Le copinage serait révolu, le renouvellement des talents plus grand, tous nus devant le public, qui contrairement à l’idée reçue, sait choisir. Nous nous rapprocherions du cinéma libéral américain bien plus diversifié que notre septième art.
Outre-Atlantique, des comédies irrévérencieuses infaisables en France comme Ted et des films d’auteur comme Foxcatcher ou Boyhood se partagent l’affiche.
Décideurs. ? l’instar de ce qui existe chez nos voisins européens et américains, si le marché de la culture français était privatisé dans son intégralité, ? quoi ressemblerait la France ?
V. M. À l’image des États-Unis ou de l’Asie, la privatisation du marché culturel français apporterait une arrivée saine de capitaux privés qui permettrait l’émergence d’une nouvelle génération. Netflix ou Amazon pourraient enfin s’imposer dans l’Hexagone et financer la production de nouveaux films. Des fonds de private equity pourraient servir l’ambition des jeunes artistes. Les petits films d’auteur qui coûtent aujourd’hui deux millions d’euros ne coûteraient plus que 200 000?euros, réalisés par des enragés pour qui faire un film est une question de survie. Plus nombreuses, les œuvres seraient diffusées quand le public veut les voir. Plus besoin de pirater. La création redeviendrait un travail sauvage, et non un emploi.
J. L. L’exercice de comparaison est périlleux. La culture américaine a été constituée par la voie de fondations qui ont financé des musées de première ampleur, d’abord à New York, puis à Washington ou Houston. Le système est totalement différent. Il n’y a pas de ministère fédéral de la Culture mais fondations et universités protègent et font émerger de nouveaux musées.
En France, l’État donne l’impulsion. Si demain on supprime le ministère de la Culture, que ferait-on des 250 musées protégés par l’État ? Que ferait-on du Louvre et des nombreux centres d’art contemporain ? Je n’imagine pas un instant que la spéculation l’emporte sur les considérations culturelles et artistiques. Il faut cependant reconnaître que le mécénat français est encore trop limité. Une meilleure articulation entre fonds privés et deniers publics est à souhaiter pour multiplier les centres de décisions.
Décideurs. L’exception française survivrait-elle ?
V. M. L’exception française survivrait comme survit l’exception japonaise, chinoise, turque, indienne, coréenne, américaine, égyptienne, pays qui ont tous des parts de marché supérieures dans leur propre pays à celle du cinéma français dans l’Hexagone. L’exception culturelle française survivrait parce qu’elle est culturelle et non économique. Carné, Renoir, Lumière, Méliès, Becker, Godard, Truffaut, Clouzot etc. n’ont pas attendu le CNC pour rayonner en France et dans le monde. Parce que le talent c’est l’exception et ne sera jamais la règle. En France, culture rime avec médiocrité télévisuelle et uniformisation à la chaîne. L’exception française est un leurre pour justifier un gaspillage monstre qui fige l’industrie culturelle dans un système de castes dominé par les mêmes depuis un demi-siècle, et régi par des fonctionnaires boursouflés et grabataires qui rivalisent d’autosatisfaction lors des dîners en ville.
J. L. La suppression du ministère entraînerait la fin de l’exception culturelle, accompagné d’un immense gâchis sur le plan humain. Si on ferme les portes de cette institution, il faudrait compter des milliers de chômeurs supplémentaires à indemniser, des monuments en péril qui risquent de s’effriter… Si nous souhaitons un cataclysme dans ce domaine, alors allons-y, c’est garanti !
Décideurs. Quelle politique culturelle servirait la France ?
J. L. Une politique qui permette au ministère de la Culture de reprendre des forces. Il est indispensable d’assurer son financement pour qu’il accomplisse des missions supplémentaires. Son action serait optimisée si elle intégrait de plus fortes synergies avec les établissements publics et les mécènes. Il faut faire déborder la politique culturelle pour créer des liens entre la culture et l’éducation. Faire renaître le plan que j’avais mis en place en collaboration avec Madame Tasca pour faire vivre l’art et la culture dans l’école. Le gouvernement devrait s’inspirer du rapport de Pierre Lescure pour préserver la créativité française. Le régime de l’intermittence mérite aussi d’être réformé. Certaines entreprises ont abusivement utilisé ce statut pour faire des économies sur le dos de la culture. Une nouvelle réglementation permettrait de mettre ce régime à l’abri de telles dérives.
V. M. Une politique culturelle c’est faire des choix, pas des compromis. C’est prendre un chemin, une direction forte qui impactera à la fois l’économie et la qualité de nos œuvres. C’est faire de la culture française une référence mondiale qui apporte un dynamisme économique à la France et un rayonnement international. C’est espérer qu’un ou plusieurs grands groupes audiovisuels voient le jour dans les années à venir, avec le dynamisme et l’appétit international d’un Canal +, d’un Europa ou d’un Wild Bunch, ce qui n’est pas arrivé depuis plus de quinze ans ! C’est faire en sorte que les nouveaux acteurs sortent des cours d’art dramatique et non des programmes télévisuels, que les nouveaux auteurs aient l’énergie et l’ambition des Dolan, Chazelle, Demanges ou Bayona, etc. Si cette politique volontaire existait, alors oui, supprimer le ministère de la culture serait une catastrophe.
Propos recueillis par Alexandra Cauchard et Camille Drieu
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Notes sur les interviewés
> Après UGC, TF1 et Studio Canal, Vincent Maraval fonde en 2002
le label Wild Bunch pour promouvoir le cinéma d’auteur. La société de distribution et de coproduction gère aujourd’hui un catalogue de plus de 1 500 films. Producteur émérite, Vincent Maraval fut distingué par le prix Lumières 2014 pour le film La Vie d’Adèle.
> Éternel ministre de la Culture, Jack Lang est l’homme de la Fête de la musique, des Journées du patrimoine, du Zénith et du livre à prix unique. Il est aujourd’hui à la tête de l’Institut du monde arabe.
Cet article fait partie du dossier Dix ans pour changer la France