Vous connaissez Bora-Bora par cœur parce qu’il est rare qu’une semaine ne s'achève sans qu’une chaîne télévisée française ne lui ait consacré au moins un reportage élogieux. Mais derrière ces images enchanteresses, s'embusque un rêve inaccessible pour certains ou un acte d’achat démesurément carboné pour d'autres. Reportage.

Tahiti. Vous en savez les bungalows aux cheveux raides coiffés au bol, en devinez les pirogues lourdes de fruits exotiques et les colliers de fleurs de Tiaré. Ces clichés jurent avec le gris du métro, le gris des immeubles et le gris du ciel. Les télévisions ne se lassent pas d'en articuler les charmes au bénéfice de téléspectateurs partagés entre frustration et passage à l'acte, selon leurs convictions ou leur compte en banque. Si l'abondance s'assortit d'une fin, ces reportages devraient l'accompagner. 

Expédition

L’agence de voyage me propose un trajet impliquant, de manière assez inattendue voire contre-intuitive, une correspondance à Los Angeles. Spontanément, je serais passé par l’est mais bon, je joue le jeu, n’ayant de leçon à donner à personne en matière d’aéronautique ni de géographie. Rendez-vous donc à l’aéroport Charles de Gaulle où le prix de l’eau tutoie et embrasse comme du bon pain celui du parfum. Les reportages font rarement mention des vingt heures de trajet, escales comprises, ni de la drôle de sensation qui peut nous traverser lorsque l’on surplombe les nuages dans un engin terriblement lourd. Des nuages cotonneux qui nous donnent à songer que le monde est quand même bien fait pour ne pas pousser trop loin la réflexion. À la manière des poulaillers, il suffit que le commandant de bord éteigne les feux pour que tout le monde se figure qu’il est temps de dormir. Au terme d'un long périple, dont l’empreinte carbone dialogue régulièrement avec la morale, Tahiti se dessine, d’abord château de sable bâclé puis bout de paradis, à mesure que l’avion se rapproche du sol. 

Au terme d'un long périple, dont l’empreinte carbone dialogue régulièrement avec la morale, Tahiti se dessine 

Exploration

Au matin, le soleil surligne de sa lumière et de ses rayons encore indulgents la féérie de l’endroit, dévoilant précautionneusement chaque îlot de sable, rendant plus céleste encore le turquoise du Pacifique. Un coq au torse doré se promène avec un air important, comme s’il était sur le point de résoudre un problème particulièrement épineux, tout ça sous les yeux vengeurs et fatigués des touristes qui semblent lui reprocher leur courte nuit. Les bernards l’hermite se font peur pour rien, regagnant le fond de leur coquille à la plus infime irrégularité. Sous les bungalows, trois couples de plongeurs se rencontrent. Au premier abord méfiants, chacun ayant l’air de se dire que l’océan est décidément trop petit, ils se décident à s’unir dans un ravissement unanime devant le passage paresseux d’une tortue de mer, un peu interdite d’être d’un coup au centre de l’attention. Après quelques jours déjà, le singulier devient la norme et l'on observe les jet-skis dans un assortiment d'envie et de mépris. Alors que l'on espérait baleines, dauphins et requins, l'on finit par s'inquiéter de l'efficacité du Wifi. Inquiétude foudroyée par le soleil qui baille, vidé d'une journée à rayer, avant d'exploser en mille teintes d'orange. Pour aller d'île en île, le bateau semble indiqué, quand un pilote ne propose pas un vieux coucou qu'il qualifiera d'avion, par une tendresse que seuls les propriétaires transis sont en mesure d'éprouver. Les reportages disent vrai, les Tahitiens sont souriants et amicaux, affables, leur terre est somptueuse et dépaysante, la nourriture y est simple et saine et le silence grandiose. Pour paraphraser Jacques Chirac, c’est beau mais c’est loin. 

Expiation

Heureusement sur place, tout est petits gestes insignifiants pour restaurer son sens moral. Premier réflexe, peu importe l’hôtel : éteindre la climatisation. C'est une manière de consoler la planète et le moyen le plus sûr de ne pas attraper froid. Dans la salle de bains, un message sobrement dominé du terme "écologie" : "L’eau est une denrée rare en Polynésie. Si vous ne souhaitez pas que vos serviettes soient changées chaque jour, il vous suffit de les suspendre. Seules les serviettes laissées au sol seront changées." L’encouragement se conclut par un "Save the planet" disculpant et l’on accepte bien volontiers de s’engager dans cette expédition, seule façon de pouvoir se regarder dans le miroir qui jouxte lesdites serviettes. Pour ceux qui ont le sens de la planète, de l’intérêt général et du devoir, quelques activités permettent de soulager un peu la conscience : aider les bébés tortues à rejoindre l’océan sans encombre, bouturer du corail, écrire un article. Des travaux qui vous autoriseront à soutenir le regard désapprobateur de vos proches à votre retour. À l’heure où des œuvres majeures sont vernies à la soupe à la tomate, c’est presque indispensable. Quand on dit qu’un tel voyage n’a pas de prix, c’est faux. Environ 10000 euros et 4,42 tonnes de CO2. Le paradis représente un coût et une empreinte, et il vaut mieux aimer les pâtes et la bicyclette pour expier l'un ou l'autre.

Après quelques jours déjà le singulier devient la norme

Exposition

De la même manière que les publicités pour les moteurs thermiques seront bientôt interdites, il serait de bon ton que nos chaînes de télévision proposent des reportages plus sobres, quitte à ce que le "rêve" qu'elles font profession de couvrir s’en retrouve diminué. Autrement, il paraîtrait opportun de mentionner l’empreinte carbone associée au voyage comme les paquets de cigarettes exhibent presque fièrement les désagréments qui leurs sont attribués ou à la manière de l’alcool qui encourage presque à ne pas en boire. Plutôt que de l’interdire, un reportage sur Bora-Bora pourrait se voir contrebalancé par l’intervention d’une même durée de Jean-Marc Jancovici ou d’Aurélien Barrau, sur le modèle de la compensation carbone. Il ne s'agit pas non plus d'arrêter de voyager sinon de prendre la mesure de ses allées et venues. La télévision a un rôle à jouer dans la transition environnementale. Avec la charte "pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique", des médias s’y mettent. Il faut maintenant que les médias s’y mettent. 

Alban Castres

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