Harcèlement sexuel : vers la tolérance zéro ?
Le 10 octobre dernier les révélations de plusieurs actrices, publiées dans le New York Times, défrayaient la chronique : six stars du grand écran, parmi lesquelles les Françaises Léa Seydoux, Emma de Caunes et Judith Godrèche, accusaient le producteur américain Harvey Weinstein de harcèlement sexuel, agressions et, pour certaines, viol. En quelques jours, c’est l’emballement. Les témoignages accablants se multiplient, révélant l’ampleur du scandale et le silence qui, des années durant, l’avait entouré alors que, chacun le reconnaît désormais : « Tout le monde savait. »
Alors que le sort du producteur ̶ quitté par sa femme, renvoyé de sa société et lâché par l’ensemble de l’industrie du cinéma … ̶ est rapidement scellé, l’onde de choc de ce que l’on appelle désormais l’affaire Weinstein continue de se propager. Passant du petit monde de Hollywood à l’ensemble des États-Unis, elle gagne rapidement la France où, en quelques jours, elle propulse la question du harcèlement sexuel sur le devant de la scène médiatique et politique, fissurant l’omerta et bousculant les réticences autour d’un sujet encore largement tabou.
Le dernier tabou
Pour Karine Armani, directrice associée du Cabinet Équilibres, spécialiste des questions d’égalité au travail, le fait qu’il existe encore si peu de données chiffrées sur un sujet aussi récurrent est, en soi, révélateur. Le seul élément de mesure aujourd’hui avancé provient d’une enquête Ipsos de 2014, estimant à 20 % la proportion de femmes victimes de harcèlement sexuel ̶ chiffre réévalué à 53 % d’après des estimations récentes … Difficile, face à de telles proportions, de limiter le sujet à un phénomène anecdotique. Comment expliquer, alors, que le monde de l’entreprise peine encore à s’en emparer ? « Le harcèlement sexuel reste un sujet émergeant au sein des organisations où l’on constate peu de volonté de poser un diagnostic précis », confirme Karine Armani. Et difficile, cette fois, de taxer les politiques de laxisme : un arsenal légal existe, clair et prêt à l’emploi. « Reste à le faire exister au sein du corps social », résume Karen Pariente, psychologue et consultante pour Stimulus, cabinet expert de la santé et du bien-être au travail, qui le reconnaît : « Si les entreprises parlent mixité et harcèlement moral, écarts de rémunération et plafond de verre, elles ont du mal avec le harcèlement sexuel. »
Héritage gaulois et attribut de pouvoir
À l’origine de ces réticences, le caractère infamant de l’infraction, bien sûr, mais aussi la tendance, prégnante au sein des organisations françaises, consistant à normaliser – que ce soit par connivence réelle ou déni collectif – certains agissements pour éviter d’avoir à les dénoncer. Objectif : étirer la « zone grise », cet espace d’interprétation flou situé entre drague lourde et agression avérée où, sous couvert d’humour gaulois ou de culture du libertinage, les gens qui savent tolèrent.
De quoi, pour Karine Armani, « expliquer le décalage entre une mobilisation terrain faible et un dispositif pénal solide ». Dispositif dont les entreprises ont d’autant plus de mal à s’emparer que l’auteur de harcèlement est une figure de pouvoir, reconnue et valorisée pour son expertise, son réseau ou tout simplement son statut. « En entreprise, le pouvoir – hiérarchique, économique ou symbolique… – est une composante essentielle du mécanisme de harcèlement, explique-t-elle. C’est lui qui génère la peur et qui établit l’emprise.» Un frein d’autant plus puissant à la dénonciation qu’à cela s’ajoute ce que Karine Armani qualifie de « solidarité entre puissants ». Car dans ce domaine, on l’aura compris, «on ne protège pas le tout-venant ».
La tentation du lynchage
Reste que le sujet monte. Poussé par l’accumulation de scandales retentissants – affaires DSK et Denis Baupin, Roy Price – chef des studios d’Amazon – et Amit Singhal – directeur technique d’Uber –, il s’impose de plus en plus dans le débat public, incitant un nombre croissant de victimes à sortir du silence, jusqu’à, il y a quelques jours, les appeler à la dénonciation publique sous le hashtag #balancetonporc. Une démarche exutoire qui, si elle présente l’avantage évident de libérer la parole, n’est pas sans risques. À commencer par celui de voir certaines accusations requalifiées en dénonciations calomnieuses et l’ensemble de la démarche virer au lynchage organisé.
De son côté, Karine Armani veut y voir une pierre à l’édifice d’une prise de conscience collective. « Avec ce hashtag, la parole se libère de façon explosive et très médiatique, cela peut constituer une étape décisive dans la prise en compte du sujet sur le plan politique, organisationnel et même social », estime-t-elle. Et, qui sait ?, une étape décisive vers la tolérance zéro.
Caroline Castets