Nathalie Loiseau : la forte tête
S’il y a bien une chose que Nathalie Loiseau n’aime pas ce sont les cadres, aussi prestigieux soient-ils, et tout ce qui s’en approche en termes de schémas établis et de trajectoires imposées. La directrice de l’ENA ne croit pas davantage aux plans de carrière, elle qui, depuis toujours, trace sa route à l’instinct et à l’envie, privilégiant sur toute forme de calcul un goût de la liberté qui lui vient de l’enfance. De ces années passées hors du champ d’exigences de ses parents, exemptée de toute obligation de réussir ou même d’essayer. « À l’époque, l’investissement parental était souvent concentré sur le garçon, explique-t-elle. Mon frère prenait des cours particuliers et je l’accompagnais. J’apprenais comme ça, sans aucune pression de résultat ; par hasard. » Un hasard qui l’emmènera à apprendre à lire seule à 4 ans, en réponse à l’injonction de « ne pas déranger (son) frère ». Suivront l’entrée au CE1 à 5 ans, le bac mention très bien à 15, l’entrée à ScienceS-Po à 16... De quoi lui inculquer, d’emblée, une solide capacité d’adaptation et un goût assumé de la différence.
Ne pas déranger…
« Le poids du conformisme, je l’ai senti tout de suite, se souvient-elle. Être hors cadre peut mener à une forme d’isolement bien sûr mais, surtout, cela donne une formidable liberté. » Celle de tout oser, sans pression. Ni celle des professeurs que ses performances agacent, ni celle de ses parents qu’elles indiffèrent lorsqu’elles ne les inquiètent pas. « Ma mère me disait : tu n’auras qu’à dire que tu veux être secrétaire, se souvient-elle ; comme ça, tu ne dérangeras personne. » Mais ne pas déranger, ça fait bien longtemps que Nathalie Loiseau y a renoncé. Au point que la tentative du directeur de Sciences Po de la projeter, dès son arrivée, « plus jeune énarque de France », suscite chez elle un rejet immédiat de l’institution. « Comme il voulait me mettre sur des rails, me couler dans un moule de réussite, je me suis dit : " jamais ! ", raconte-t-elle. Je voulais trouver ma voie seule ; prendre mon temps. » Et du temps, elle en a. Au point qu’à Sciences Po, elle décide de contrebalancer la rigidité de cet univers – celui d’une « grande bourgeoisie écrasante et stéréotypée » – en menant de front une formation à Langues O ; plus bigarrée, moins formatée.
Ne pas penser au coup d’après
Viendra ensuite le concours du Quai d’Orsay qui, en lui ouvrant la voie de la diplomatie, coche toutes les cases – celles de l’ouverture et des enjeux géopolitiques, des langues étrangères et des voyages – et fait d’elle, une fois de plus, la benjamine de la bande. Un statut auquel, à 21 ans, elle est désormais habituée. Elle se présente au concours de conseiller des affaires étrangères avec, de la part de son directeur de l’époque, « l’interdiction absolue d’échouer ». Précision inutile. Celle qui, depuis toujours, cumule les succès « sans jamais penser au coup d’après » se retrouve propulsée à la direction de l’Asie où, dès lors, elle enchaîne les missions. De l’Indonésie, où elle rencontre le père de ses quatre enfants, à New York en passant par le Maroc, le Sénégal et le ministère des Affaires étrangères d’Alain Juppé. Lorsqu’enfin elle pose ses valises c’est au poste de DRH et avec l’ambition de « réformer le système de l’intérieur ». Traduction : de traiter les sujets qui fâchent – parité, transparence… –, d’imposer la formation des uns et l’évaluation des autres… Jusqu’à actionner d’authentiques « leviers de transformation stratégiques » mais aussi susciter quelques grincements de dents.
Dépoussiérer l’ENA
Presqu’autant que lorsque, quelques années plus tard, après un départ brutal de la direction générale du Quai, elle prend celle de l’ENA. Pour les tenants de la tradition et autres adeptes du « profil type », le choc est rude. « Imaginez un peu : une femme, âgée de moins de 50 ans, issue non pas de l’Éna mais du corps diplomatique : certains ont été horrifiés ! » Qu’importe. Pour Nathalie Loiseau, l’essentiel est ailleurs : dans l’urgence qu’il y a à repenser une institution de plus en plus critiquée. « Il s’agissait de réformer le concours et la formation, explique-t-elle ; de mettre en place une stratégie internationale, de s’ouvrir à la recherche… » Pour y parvenir, elle a le soutien de François Hollande et l’audace de ceux habitués à forcer les portes. Pendant deux ans, elle va multiplier les initiatives visant à dépoussiérer et désenclaver. Parmi celles-ci, le bénévolat rendu obligatoire au sein d’associations d’aide aux plus vulnérables (SDF, prostituées, immigrés…), « afin que les élèves comprennent que la meilleure idée peut se trouver confrontée à des réalités contrariantes ». Que les politiques publiques requièrent humilité, pragmatisme et éthique. De quoi révolutionner une institution jusqu’alors plus pétrie de certitudes qu’empreinte d’esprit critique. Tant mieux, se félicite sa directrice, qui en est convaincue : « La transformation passe d’abord par des changements quotidiens et par le fait d’accepter l’idée de test et le risque d’échec. » Celui-là même dans lequel elle voit – elle qui, nommée au Conseil des ministres, se sait « révocable tous les mercredis » – « une forme de liberté » et donc, un levier d’action.
Caroline Castets