Médecin du travail chez Enedis depuis plus de trente ans, Guy Pons dresse un état des lieux de la médecine du travail en France. Il nous présente les mesures de prévention que l’acteur de la distribution de l’électricité met en place pour assurer la santé et le bien-être de ses salariés.

Décideurs RH. Comment se porte la médecine du travail en France ?

Docteur Guy Pons. Nous faisons face à une pénurie préoccupante de médecins du travail : plus de la moitié des praticiens actuels ont 55 ans ou plus, et nous manquons de jeunes médecins pour les remplacer. En 2023 nous comptions 4 300 médecins du travail, contre 5 800 en 2010. Par conséquent, les entreprises, et même les grands groupes qui ont leurs propres services de prévention santé au travail, ont des difficultés pour recruter et remplir leurs obligations légales liées au suivi médical des salariés. Selon une étude de la DARES, en 2019, seuls 39 % des employés du secteur privé déclaraient avoir vu un médecin du travail ou un infirmier au cours des douze mois précédents, contre 51 % en 2013 et 70 % en 2005. L’espacement des visites médicales peut compromettre la prévention des risques professionnels et la détection précoce de maladies liées au travail.

Comment les équipes peuvent-elles bénéficier de la médecine du travail sans passer par un tiers ?

Une personne peut demander une consultation à n’importe quel moment auprès du Service de prévention et de santé au travail (SPST) et/ou du médecin du travail, dont les coordonnées doivent obligatoirement être affichées dans l’entreprise, tel que le prévoit l’article D4711.1 du Code du travail. Mais c’est une obligation difficile à faire respecter, et ce même dans les grands groupes, pour des raisons purement logistiques.

Pourtant, cet affichage est indispensable : il permet à toutes les personnes salariées de solliciter leur médecin du travail sans avoir à en informer leur hiérarchie, à condition que la consultation soit fixée en dehors des heures de travail. Ainsi la confidentialité est garantie dans des situations où les employés pourraient craindre de subir des discriminations : dans le cas d’un parcours de PMA ou d’endométriose par exemple. En revanche, si le rendez-vous est prévu pendant le temps de travail, il faut en informer l’employeur, qui ne peut s’y opposer. Rappelons que le médecin du travail et son équipe sont bien évidemment soumis au secret médical.

"L’espacement des visites médicales peut compromettre la prévention des risques professionnels et la détection précoce de maladies liées au travail"

Quels sont les risques les plus fréquents que rencontrent les équipes d’EDF ?

Au sein d’Enedis, qui assure l’activité de distribution d’électricité du groupe EDF, les principaux risques sont liés aux activités industrielles, avec le risque électrique et le travail sous tension en tête. Viennent ensuite l’exposition aux produits chimiques, le travail en hauteur, la conduite d’engin, le travail posté, la manutention, les violences et agressions, etc. Des risques liés aux activités tertiaires sont également présents : le travail sur écran, les chutes de plain-pied, les contraintes posturales, les troubles musculosquelettiques (TMS) et les risques psychosociaux (RPS).

Le risque toxique est quant à lui limité chez Enedis, le groupe ayant recours à peu de produits CMR – cancérigènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction. Néanmoins, tout nouveau produit ne s’utilise que sous la responsabilité du chef d’unité, en collaboration avec le médecin du travail. Grâce à ce protocole, nous pouvons donner un avis médical sur la substance et établir la liste des produits à risques manipulés par les équipes. C’est essentiel pour une prévention efficace, particulièrement vis-à-vis des femmes qui pourraient avoir un projet de grossesse. Dans ce cadre, notre rôle d’information est primordial.

De la médecine du travail à la formation, comment la prévention s’organise-t-elle ?

Il y a eu une évolution notable des mentalités au sein des entreprises françaises ces trente dernières années, qui sont passées d’une démarche de réparation à une démarche de prévention des risques. Cela a réduit drastiquement le taux de fréquence des accidents – nombre d’accidents du travail en fonction du nombre d’heures travaillées : au début de ma carrière chez Enedis, il tournait autour de vingt-cinq, trente. Actuellement, il est le plus souvent inférieur à cinq.

À lire : Céline Marciniak (STEF) : “Le taux de fréquence des accidents du travail a diminué de 33 % entre 2017 et 2023”

Le rôle du médecin du travail est essentiel dans cette logique de prévention des risques professionnels, réaffirmée par la loi du 2 août 2021 : il est le conseiller des employeurs, des salariés et des représentants du personnel. Au-delà de la surveillance médicale, le médecin participe à la rédaction du Document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP) et aux réunions des Commissions santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT). Il recommande d’aménager les postes de travail en fonction des profils et antécédents des collaborateurs; il est associé à l’analyse des changements organisationnels dans l’entreprise; il contribue à la traçabilité des expositions professionnelles; il conduit des actions de prévention des risques, de lutte contre les addictions, contre la désinsertion professionnelle, etc.

Les médecins du travail doivent être considérés comme des partenaires essentiels des DRH; et ce, quelle que soit la taille de l’entreprise. C’est le cas chez Enedis, et cela nous amène à pouvoir résoudre de nombreuses problématiques autour de la santé et de la sécurité des équipes.

De plus en plus d’entreprises organisent des dépistages du cancer, que ces derniers soient liés ou non aux risques présents dans l’entreprise. Est-ce le cas d’Enedis ?

Depuis la loi de 2021, les SPST doivent contribuer aux politiques de santé publique en prenant des mesures sur le lieu de travail. Dès lors, des actions de sensibilisation au cancer peuvent être menées : information sur les facteurs de risques et les signes cliniques qui doivent alerter, promotion des campagnes nationales de dépistage contre les cancers de la prostate, du sein, de l’utérus, etc. Cette loi vise également à favoriser le maintien et le retour à l’emploi des salariés, en particulier celles et ceux souffrant d’un cancer. Enedis a récemment lancé le challenge "WeCare@enedis" auprès de l’ensemble de ses équipes, afin d’imaginer ce qui peut être mis en place pour concilier impacts du cancer sur la vie des salariés et exigences professionnelles. Grâce à une forte participation, de nombreuses propositions ont été formulées. Une dizaine d’entre elles ont été retenues, présentées au comex, et vont être instaurées au sein du groupe.

Par ailleurs, les expositions cancérogènes professionnelles doivent retenir toute notre attention. À ce titre, le décret du 4 avril 2024, qui sera mis en application en juillet, corrige une faille non négligeable de la législation : les services de prévention et de santé au travail obtiendront désormais systématiquement la liste des collaborateurs exposés à des produits CMR. Ce n’était pas toujours le cas jusqu’à présent, alors même que notre suivi médical dépend de cette exposition.

"Les services de prévention et de santé au travail obtiendront désormais systématiquement la liste des collaborateurs exposés à des produits CMR"

Selon une étude de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact), le taux d’accidentologie global baisse mais les accidents du travail chez les femmes sont en nette augmentation : +41 % entre 2001 et 2019. Comment l'expliquez-vous ?

Tout d’abord, les femmes entrent le plus souvent dans l’entreprise à des postes de bas niveau, et y restent plus longtemps que les hommes, avec moins de flexibilité, plus de stress et le risque d'être exposées au  harcèlement ou de subir de la violence au travail. Autant de facteurs accidentogènes.

À lire : Florence Chappert (Anact) : “Les femmes sont exposées à des risques professionnels invisibilisés et sous-évalués”

La part que représentent les accidents de trajets dans ce pourcentage n’est pas non plus à négliger. Or, ils sont plus fréquents chez les femmes. Il s’agit souvent d’accidents de plain-pied ou dans les transports en commun, car les femmes sont en moyenne plus concernées que les hommes par les doubles journées associant obligations professionnelles et familiales, et sont donc contraintes de se presser pour tout mener de front. Par ailleurs, si les secteurs techniques se féminisent, les postes et les cadences de travail demeurent conçus pour des corps d’hommes. Or, contrairement à la législation qui prévoit une évaluation différenciée des risques, ceux qui concernent les femmes restent sous-évalués et les politiques de prévention adaptées insuffisamment développées.

Je ne crois pas qu’il soit judicieux de différencier systématiquement en fonction du sexe pour tous les postes de travail. En revanche il faut tenir compte des risques que font peser certaines activités sur les femmes, comme la manutention ou l’exposition à des produits toxiques. Si ces derniers font des dégâts partout, des études suggèrent que les femmes pourraient être plus vulnérables à certains produits cancérigènes, en raison de différences biologiques, métaboliques et hormonales, ainsi que de comportements d’exposition.

"Les risques qui concernent les femmes restent sous-évalués et les politiques de prévention adaptées insuffisamment développées"

Les indicateurs de santé mentale des salariés français ne cessent de se dégrader. Comment remédier à cela ?

L’évolution du monde du travail ces dernières années a bouleversé notre rapport au travail : open space, coworking, flex office et espaces de travail anonymisés, perte de sens, hyperconnexion, télétravail avec isolement et porosité entre vie personnelle et professionnelle, charge de travail ressentie comme plus importante, etc. Tout cela explique cette dégradation des indicateurs de santé mentale.

L’arrivée des open spaces par exemple n’a pas été sans conséquence sur la santé mentale des personnes actives. Une étude de décembre 2023 de la DARES montre que le travail en open space est souvent plus intense et plus contrôlé. Il s’agit là de facteurs de RPS importants. Faut-il continuer à multiplier les open spaces comme c’est le cas actuellement ? Je me pose la question.

Pour améliorer le bien-être des équipes, les entreprises se limitent trop souvent à des mesures ponctuelles : méditation, coaching, atelier de gestion du stress, etc. Elles devraient plutôt identifier et supprimer les sources de stress qui se nichent souvent au cœur de l’organisation même du travail. Redonner du sens au travail, repenser l’intégralité de l’organisation est bien plus compliqué que de mettre un baby-foot à disposition. Pourtant il est impératif de faire de la prévention des RPS un axe majeur de la stratégie, porté au plus haut niveau de la hiérarchie.

À lire : Danièle Linhart : "La disciplinarisation du corps s’est réinventée avec les open spaces"

Faut-il restreindre le recours au télétravail pour préserver le bien-être des équipes ?

Il ne faut pas le supprimer car le télétravail comporte, à condition d’avoir un bon poste de travail à domicile, de réels avantages. Néanmoins, il est nécessaire de mieux communiquer sur ses effets et de veiller à les prévenir. Parmi les risques figurent le manque d’activité physique et ses conséquences pour la santé cardiovasculaire, les pratiques addictives – alcool, consommation de drogues – facilitées par l’éloignement du lieu de travail et ses interdits, les TMS liés à des postes de travail inadaptés, la perte de lien social avec les collègues. Je suis d’ailleurs particulièrement attentif aux managers et aux managers de proximité qui peuvent être désarçonnés par ces nouvelles façons d’encadrer les équipes. Passer d’un management pyramidal de contrôle à un management basé sur la confiance et la responsabilisation n’est pas simple.

Propos recueillis par Caroline de Senneville

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