Alors que le coût public de la récidive des personnes libérées de prison atteint 1,4 milliard d’euros par an, la Fondation M6 a fait de leur retour à l’emploi, véritable rempart contre la récidive, une priorité. Entretien avec Emmanuelle Tanneau, déléguée générale adjointe de la Fondation M6, et Christophe Foglio, DRH du Groupe M6.
Emmanuelle Tanneau et Christophe Foglio (Groupe M6) : "Le binôme manager-ancien détenu est la clé du succès"
Décideurs RH. Qu’est-ce-qui a poussé le Groupe M6 à créer sa fondation d’entreprise ?
Emmanuelle Tanneau. La fondation a été créée en 2010 sous l’impulsion de Nicolas de Tavernost, qui avait été marqué par un chiffre : six personnes libérées de prison sur dix récidivent dans les cinq ans. Or, l’insertion professionnelle des anciens détenus, âgés de 35 ans en moyenne à leur entrée en détention, est un levier de prévention important : seuls 33 % des anciens détenus qui travaillent retournent en prison, selon l’Étude d’impact du projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire menée par l’Assemblée nationale en 2021. Il s’agit d’un enjeu sociétal majeur.
La Fondation M6 est née afin de changer le regard sur ces parcours de vie et de contribuer au retour à l’emploi après un épisode carcéral. Cela passe par un soutien opérationnel et financier apporté à des associations qui travaillent, au quotidien, avec des femmes et des hommes ayant été incarcérés.
Il nous a également paru essentiel de sensibiliser les entreprises à cet univers. C’est pour cela que nous avons réuni autour de la table des anciens détenus, des associations, des membres de l’administration pénitentiaire et des employeurs pour concevoir une journée de découverte de l’entreprise. La première édition a eu lieu en septembre 2021.
Quel est le principe de cette journée de découverte ?
E. T. D’anciens détenus en recherche d’emploi, qui sont déjà suivis par des associations, sont accueillis par des collaborateurs dans les locaux de M6. La journée est rythmée par des ateliers conçus pour parler de soi de manière positive, et identifier les compétences mobilisables en entreprise une visite des lieux et des échanges informels avec les équipes de M6 autour d’un déjeuner. Des simulations d’entretiens et des conseils RH pour apprendre à se présenter et à rédiger un CV sont également prévus.
Christophe Foglio. Plus de la moitié des détenus n’avaient pas d’emploi et un niveau d’études inférieur ou égal au CAP avant leur passage en prison. Ils n’ont pas les codes de l’entreprise et du comportement en société. Cette journée les familiarise avec ce monde qui leur est souvent inconnu.
Pour les employeurs, c’est l’occasion de faire un premier pas vers ceux qui ont eu affaire à la justice, et qui peuvent devenir des contributeurs positifs dans la société. Chaque année, 90 000 personnes sortent de prison. Les acteurs du tissu économique français doivent œuvrer en faveur de leur réinsertion, que cela soit motivé par la conviction, par un souci d’apporter de la diversité au sein des équipes ou encore par une volonté de combler un déficit de profils sur des secteurs en tension.
Forts de cette détermination, nous accompagnons les entreprises désireuses de franchir le cap, en les faisant participer à une journée découverte chez M6 ou en intervenant dans leurs locaux, avec d’anciens détenus, pour les sensibiliser. Ensuite, les organisations qui le souhaitent peuvent reproduire chez elles le format de cette journée, qui a été pensé pour convenir à tout type de structure. Le Groupe UpCoop a ainsi organisé sa première journée découverte en 2023, en cohérence avec leur raison d’être, “représenter toutes les diversités”. Ce sera au tour de Suez en novembre prochain. Nous espérons que de nombreuses autres entreprises se lanceront.
“50 % des participants aux journées découverte ont accédé à l’emploi dans les semaines qui ont suivi”
Quels enseignements tirez-vous des journées de découverte de l’entreprise et plus largement de votre expérience d’employeur ?
E. T. Nous avons organisé dix éditions des Journées de découverte de l’entreprise à ce jour, qui nous ont permis de recevoir 83 anciens détenus, accueillis par 85 collaborateurs. Selon les enquêtes annuelles menées par les associations qui les suivent au quotidien, 50 % des participants aux journées découverte ont accédé à l’emploi dans les semaines qui ont suivi. Se pose ensuite la question du maintien dans l’emploi, mais cette journée représente un véritable coup de pouce dans leur parcours.
C. F. Dès 2010, nous avons intégré au sein de M6, d’anciens détenus, que nous avons formés et accompagnés vers des métiers qui puissent leur correspondre, et qui soient en adéquation avec nos besoins. C’est notamment le cas pour des postes de monteurs.
Cette démarche demande beaucoup de temps et d’investissement. Et il y a eu des échecs, mais nous en avons tiré de bonnes pratiques : nous n’accueillons plus de personnes issues de la fondation en juillet ou en août, à une période où l’activité est plus calme et les managers partent en congés. Les anciens détenus sont des salariés différents qui ont besoin d’un encadrement plus important pour monter en compétences. Nous sommes également très attentifs aux aspects personnels, tels que l’accès au logement et les démarches administratives, afin de nous assurer que le collaborateur soit le plus serein possible au moment de sa prise de poste.
Nous nous sommes également vite rendu compte que le binôme manager-ancien détenu est la clé du succès. Le manager, sélectionné sur la base du volontariat, sait qu’il s’agit d’une personne passée par une mesure de justice mais n’a aucune information sur le parcours carcéral, car le droit à l’oubli nous semble fondamental. Intégrer un tel profil dans son équipe demande d’adopter un rôle d’accompagnant, et de trouver l’équilibre entre fermeté et bienveillance quand une mise au point s’avère nécessaire. C’est une approche sur mesure, qui ne peut répondre à des logiques de recrutement de masse.
Nous avons eu de très belles histoires, comme celle de ce jeune journaliste ancien détenu qui a fait son alternance au sein du groupe, en parallèle de son école de journalisme. C’est un profil qui apporte un regard différent, et précieux, sur les sujets évoqués lors des conférences de rédaction, et dans le traitement de l’information. Ces collaborateurs sont très heureux d’avoir repris leur destin en main. Et c’est aussi une belle récompense pour l’ensemble des salariés, qui sont très fiers des engagements que nous prenons.
Propos recueillis par Caroline de Senneville