Tandis que la ménopause pathologique, due à une insuffisance ovarienne précoce, touche 1 % à 2 % des femmes de moins de 40 ans, la ménopause physiologique, entraînée par l’arrêt de production d’œstrogène et de progestérone, survient, quant à elle, autour de 51 ans. Les carrières tendant à s’allonger, la ménopause constitue un enjeu d’employabilité des femmes seniors et d’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. Pourtant, cette période de la vie des femmes demeure l’angle mort des politiques de santé publique et de santé au travail.
Ménopause au travail : l’ultime tabou
Une méconnaissance de la part du corps médical et du grand public
L’entrée en ménopause physiologique peut causer divers symptômes : bouffées de chaleur, prise de poids, troubles du sommeil, changements de l’humeur, migraines, troubles de mémorisation et de concentration, etc. Une part non négligeable de la population active féminine en est affectée : chaque année en France, ce sont 500 000 femmes qui entrent en ménopause – soit 14 millions de concernées aujourd’hui. Comme le souligne Annick Billon, vice-présidente de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes du Sénat, “les femmes concernées sont encore en âge de travailler, mais les symptômes sont peu pris en charge alors même qu’ils ont de réelles conséquences sur la qualité de vie au travail. Il faut informer et faire connaître la ménopause.”
L’origine de ce manque de sensibilisation ? “Il y a un énorme défaut d’information de la part de beaucoup de professionnels de santé, des médias et du grand public. Tout cela découle de la publication en 2002 d’une grande étude américaine qui a remis en cause l’intérêt du traitement hormonal de la ménopause”, selon la professeure Florence Trémollières, endocrinologue et gynécologue. Une étude très relayée, certains médias allant jusqu’à présenter le traitement hormonal comme dangereux. Pourtant, comme le souligne celle qui est aussi responsable du centre de ménopause du CHU de Toulouse, “selon l’âge et les facteurs de risque, le traitement peut être très bénéfique [et diminuer fortement les symptômes associés]”. Conséquence directe : les jeunes médecins ne sont pas formés à la ménopause, et ne sont pas toujours en mesure de proposer un accompagnement adéquat. Dès lors, “beaucoup de femmes ne rattachent pas certains de leurs symptômes, comme les troubles de concentration et de mémorisation, au phénomène de transition ménopausique” rappelle Florence Trémollières.
Cette méconnaissance des symptômes associés à la ménopause qui, s’ils sont désagréables, n’empêchent pas pour autant les femmes de travailler, suscite une forte crainte de stigmatisation. Ainsi, selon un sondage de l’Institut Kantar/MGEN/La Fondation des Femmes de 2020, seules 12 % des Françaises seraient prêtes à parler à leur supérieur si elles subissaient des troubles liés à la ménopause.
Ménopause au travail : un impensé qui fait mal
L’organisation du travail s’est, jusqu’à aujourd’hui, construite selon la norme de “l’homme moyen”, ce qui a donné lieu à une invisibilisation totale du corps des femmes et de leur santé. Une faille sur laquelle revient Laetitia Vitaud, autrice, consultante et conférencière spécialisée sur le futur du travail : “Le corps des femmes en général, que cela concerne les menstruations, la maternité ou la ménopause, a été longtemps occulté car le standard au travail est celui du corps masculin.”
Ainsi, pour près de deux tiers des femmes ménopausées interrogées au cours d’un sondage mené par Harris Interactive et Alan en mai 2022, les managers ne sont pas du tout informés ni sur le sujet en lui-même ni sur ses répercussions sur le cadre de travail.
"Nous ramenons les femmes aux hormones sexuelles auxquelles elles seraient soumises et nous sapons leur autorité"
Sylvie Platel, responsable du plaidoyer santé environnement chez WECF France et docteure en santé publique, regrette également cette approche : “Les femmes ne sont pas de petits modèles d’hommes, il faut tenir compte de leurs spécificités pour leur permettre de travailler dans de bonnes conditions.”
Un manque de considération du corps des femmes d’autant plus prégnant quand il s’agit de phénomènes physiologiques tels que la ménopause, comme le constate Florence Trémollières : “Certains symptômes sont visibles et entraînent une dévalorisation des femmes. Beaucoup d’hommes ne sont pas informés, ce qui entraîne une vision péjorative ou dévalorisante de la femme.” Laetitia Vitaud déplore aussi la décrédibilisation qui en découle : “Nous ramenons les femmes aux hormones sexuelles auxquelles elles seraient soumises et nous sapons leur autorité. Pourtant, nous avons le droit d’exister avec notre corps sans retomber dans le vieux mythe de l’hystérie féminine.”
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"Seules 12 % des Françaises seraient prêtes à parler à leur supérieur si elles subissaient des troubles liés à la ménopause"
Ménopause et âgisme : le combo gagnant
Alors que le vieillissement masculin est associé à la sagesse et au charisme, celui des femmes est au mieux passé sous silence, au pire décrié. Sophie Kune, fondatrice du compte Instagram @Ménopause Stories, revient sur cet état de fait : “La perception de l’âge chez les femmes reste très négative, comme si la cinquantaine marquait le début de l’obsolescence programmée.”
Laetitia Vitaud en expose les conséquences sur le plan professionnel : “La combinaison du sexisme et de l’âgisme frappe de manière assez spécifique les femmes dans le monde du travail, ce qui provoque une disparition progressive des femmes âgées à mesure que l’on monte dans la hiérarchie.” Et ce alors même que les femmes, arrivées à la cinquantaine, voudraient rattraper un certain retard professionnel pris en raison de la pénalité maternelle qu’elles ont subie et des plafonds de verre qui ont entravé leurs carrières. “La pression ressentie est forte alors même que les inégalités économiques et salariales s’accentuent avec l’âge”, insiste Laetitia Vitaud.
La cinquantaine, âge de tous les possibles ?
Et pourtant, la ménopause pourrait être l’occasion de s’extraire d’environnements de travail très sexualisés, comme l’explique Laetitia Vitaud : “Il existe beaucoup d’univers professionnels très machistes, où des femmes jeunes sont recherchées car la jeunesse est associée à la séduction et à la fertilité.” Une tendance confirmée par le rapport du Haut Conseil à l’Égalité (HCE), publié en janvier 2024, qui révèle que neuf femmes sur dix déclarent avoir personnellement subi une situation sexiste.
Dès lors, atteindre l’âge de la ménopause peut, selon Laetitia Vitaud, représenter une libération, la possibilité “d’être considérée selon ses compétences professionnelles, à égalité avec les hommes, et non plus comme une jeune proie sexuelle”.
Dans tous les cas, améliorer les conditions de travail des femmes, sans pour autant les stigmatiser, passera par la prise en compte de la ménopause au travail.
L’exemple anglo-saxon
Le monde du travail dans les pays anglo-saxons s’est emparé de ce sujet depuis quelques années déjà : la Bank of Ireland, ainsi que Publicis en Australie et en Nouvelle-Zélande, proposent dix jours de congés payés par an pour les employées qui souffrent de symptômes de la ménopause. Des dispositifs spécifiques aux femmes concernées par la ménopause représentent-ils pour autant la meilleure solution ?
Libérer la parole au travail…
Ce n’est pas l’avis de Florence Trémollières : “Je ne crois pas trop à l’aménagement du temps de travail pour les femmes ménopausées car cela accentuerait la stigmatisation. Il y a d’autres moyens de les aider, notamment en facilitant la libération de la parole dans l’entreprise, afin de rendre ces symptômes beaucoup plus faciles à vivre.” Sophie Kune appelle elle aussi à sensibiliser jusque dans les comex, en formant les DRH et “en intégrant cet enjeu au sein des politiques de diversité et inclusion des entreprises”.
Certaines entreprises et DRH ont déjà compris l’importance de la sensibilisation. C’est le cas d’Aymeric Vincent, directeur de la transformation et de l’innovation RH du groupe Les Echos-Le Parisien. Il a organisé une conférence en ligne en avril 2022 sur les conséquences de la ménopause au travail, à laquelle Cécile Charlap, autrice de La Fabrique de la ménopause (CNRS Éditions, 2019), a participé. Aymeric Vincent revient sur cette démarche : “Il y a deux ans et demi, la ménopause au travail était très peu discutée. Nous étions la première entreprise, hors univers médical ou de l’assurance, à contacter Cécile Charlap pour une telle conférence.” Et si Aymeric Vincent regrette que la majorité du public ait été composée de femmes, cela a tout de même permis de libérer la parole : “Des collaboratrices n’ont pas hésité à me faire part de leur propre vécu de la ménopause, parfois difficile, et l’infirmière du travail a été plus fréquemment sollicitée à ce sujet.” Aujourd’hui, Aymeric Vincent se réjouit de constater l’intérêt croissant des entreprises pour cet enjeu et leur envie de se mobiliser, même si pour le moment les démarches restent souvent hésitantes : “Deux ans après la conférence, des DRH désireux de traiter ce sujet en interne m’appellent pour en savoir plus.”
AXA s’est également saisi du sujet, au travers du réseau interne Mix’In (Mixité et Inclusion) et de campagnes de sensibilisation telles que “L’audace n’a pas d’âge”, lancée en 2023 pour lutter contre les stéréotypes liés à l’âge.
"Je ne crois pas trop à l’aménagement du temps de travail pour les femmes ménopausées car cela accentuerait la stigmatisation"
…et opter pour des mesures bénéfiques à l’ensemble des équipes
Laetitia Vitaud plaide pour une démarche d’amélioration des conditions de travail bénéficiant à toutes et tous, “et donc à des femmes qui auraient des symptômes invalidants”, plutôt que des mesures qui pourraient laisser penser que les concernées sont moins performantes. “Il faut embrasser une réflexion générale sur les conditions de travail et l’ergonomie : souplesse sur le télétravail, salles de pause, espaces aérés”, souligne-t-elle.
Aborder les enjeux de la ménopause au travers de conseils de santé généraux, c’est l’approche que promeut également Sophie Kune : “L’activité physique, l’alimentation, le sommeil et la gestion du stress sont essentiels pour aider les femmes dans cette tranche de vie. Et cela bénéficie à tout le monde.”
Laetitia Vitaud conclut sur une note encourageante : “Depuis quatre ou cinq ans, il est plus facile de prononcer le mot ménopause, ce qui est déjà une bonne chose. Les entreprises ont encore du retard, mais elles vont le rattraper.”
Sur le plan politique aussi, les choses semblent évoluer : le président Emmanuel Macron avait annoncé le lancement, en mai 2024, d’une mission parlementaire sur la ménopause, sous l’égide de la députée Stéphanie Rist et de Florence Trémollières. Son but ? Assurer une meilleure information du grand public et faire de la ménopause un enjeu de santé publique. Les cartes ayant été rebattues par la dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin dernier, reste à espérer que ce sujet essentiel demeure inscrit à l’agenda politique des prochains mois.
Caroline de Senneville