En 2023, la douane française a atteint un niveau record avec la saisie de plus de 20 millions d’articles de contrefaçon, doublant ainsi les résultats de 2022. La France et plus particulièrement ses géants de la santé, de la cosmétique et du luxe sont exposés à ce fléau, qui représente 5,8 % des importations de marchandises de l’Union européenne (UE), soit 119 milliards d’euros.
Victor Rudebeck, Alexis Rayon (Control Risks) : "La lutte contre la contrefaçon, un défi complexe et transnational"
En janvier 2024, un rapport de l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO)1 rapporte que les secteurs européens de l’habillement, des cosmétiques et des jouets perdent 16 milliards d’euros chaque année, soit 5,2 % du chiffre d’affaires global du secteur, et suppriment près de 200 000 emplois en raison de l’impact de la contrefaçon sur leur activité. Avec l’accélération de la digitalisation de l’économie mondiale et la prépondérance des plateformes de commerce en ligne, les produits contrefaits inondent l’UE. Les acteurs criminels de la contrefaçon, de plus en plus habiles, développent et structurent leurs propres chaînes d’approvisionnement et infrastructures logistiques dédiées.
L’essor des plateformes d’e-commerce, accélérateur de la diffusion des contrefaçons.
Les plateformes et marketplaces, notamment chinoises, se sont considérablement développées en Europe et aux États-Unis, au point d’y devenir des acteurs majeurs du e-commerce. Qu’il s’agisse de Temu, qui compte déjà 75 millions d’utilisateurs mensuels sur le continent européen, du TikTok Shop, la boutique en ligne de TikTok, d’AliExpress ou de Shein, dont le chiffre d’affaires a atteint 45 milliards de dollars en 2023, ces plateformes inquiètent désormais de nombreuses autorités judiciaires. Au-delà des questions réglementaires que leur fonctionnement soulève, elles posent de nouveaux défis en matière de lutte contre la contrefaçon. En mars 2024, la Commission européenne (CE) a en effet annoncé l’ouverture d’une enquête formelle visant le site de commerce en ligne chinois AliExpress pour non-respect des obligations liées à la législation sur les services numériques (DSA)2. Cette enquête se concentre particulièrement sur les manquements potentiels de la plateforme dans la lutte contre la diffusion de contenus et de produits illégaux ou nuisibles, tels que les médicaments, les produits alimentaires et les compléments alimentaires contrefaits, ainsi que sur le rôle des influenceurs dans la promotion de ces produits. Outre-Atlantique, Shein a fait l’objet de plus de 90 poursuites devant les tribunaux fédéraux américains depuis 2018 pour des allégations de violation de droits d’auteur ou de marques. Les géants du commerce de détail H&M et Fast Retailing, le propriétaire d’Uniqlo, ont respectivement engagé des poursuites contre Shein à Hong Kong et au Japon3.
Coupler la saisie des biens au démantèlement des réseaux
Au-delà de la question de la saisie des biens contrefaits, l’identification et le démantèlement de ces réseaux sont un véritable défi car ces derniers se complexifient et gagnent en agilité grâce au développement de leur propre structure de production, d’approvisionnement, de stockage, de distribution et de promotion sur internet. Ainsi que le constate le Plan national anti-contrefaçon 2024-2026 français, il existe une « porosité croissante » entre le marché de la contrefaçon et les trafics illicites, qui disposent de structures organisationnelles et modes opératoires de plus en plus similaires4 . Les organisations criminelles misent désormais sur les possibilités offertes par les plateformes d’e-commerce qui expédient des marchandises vers l’UE via le fret express, postal et aérien de manière exponentielle dans un monde post-Covid-19 et marqué par la digitalisation croissante du commerce mondial. Ces millions de colis passent par des entrepôts souvent automatisés, gérés par des logiciels logistiques, et leur traçage par les autorités douanières nécessite une coopération étroite avec les acteurs du e-commerce. De plus, identifier les commanditaires à partir du colis est une entreprise complexe qui requiert la coopération internationale de l’ensemble des acteurs, à savoir les plateformes, les autorités, des experts en contrefaçon mandatés disposant de sources humaines spécifiques et de compétences poussées en renseignement en sources ouvertes. En outre, ces réseaux s’établissent généralement dans des pays où l’opacité de ces activités reste un problème majeur. Le rapport « Counterfeit And Piracy Watch List » 2022 de la Commission européenne soulignait que la majorité des produits de contrefaçon entrant dans l’UE en 2020 provenaient de Chine, suivie par Hong Kong (Chine) et la Turquie. Enfin, démanteler ces réseaux implique aussi d’identifier et saisir les actifs blanchis par la vente de contrefaçons, tâche ardue en raison de l’expérience de ces groupes criminels dans les schémas de blanchiment d’argent.
Focus sur la contrefaçon des produits pharmaceutiques
Au niveau mondial, le trafic de médicaments contrefaits est l’une des entreprises criminelles les plus lucratives avec un marché qui était déjà évalué, selon certaines études, à plus de 200 milliards de dollars par an en 20185. La contrefaçon de médicaments touche particulièrement les antibiotiques, les analgésiques ainsi que les hormones, les stéroïdes, les anorexigènes, les psychotropes et le viagra. L’année 2023 a mis à jour de nombreuses affaires de contrefaçon de produits pharmaceutiques d’ampleur. L’opération Pangea XVI menée par Interpol dans 89 pays a conduit à l’arrestation de 72 individus et à la saisie de plus de 7 millions de dollars de produits contrefaits. Aux États-Unis, un scandale pharmaceutique évalué à 250 millions de dollars a révélé un schéma innovant dans lequel des individus ont acquis illégalement de grandes quantités de médicaments, notamment contre le VIH. Après avoir fabriqué de fausses étiquettes, boîtes et documents officiels pour faire passer ces médicaments pour des produits légitimes, les fraudeurs ont enregistré des sociétés agréées de distribution pharmaceutique aux États-Unis pour revendre les médicaments à divers intermédiaires et aux pharmacies. Certains flacons, censés contenir des médicaments anti-VIH vitaux, contenaient du Seroquel, un médicament antipsychotique, des pilules abîmées ou des cailloux. Enfin, fin 2023, la société danoise Novo Nordisk constatait une augmentation significative des ventes en ligne de contrefaçons de deux médicaments phares, Wegovy et l’Ozempic. Face à ces défis, l’industrie pharmaceutique se renforce et tente de se prémunir de ces dangers avec des stratégies diverses. En octobre dernier, le laboratoire français Servier a par exemple introduit un projet pilote nommé Securiscan, permettant aux patients de vérifier l’authenticité des médicaments en scannant un QR code sur les boîtes à l’aide d’une application mobile. Cet outil, actuellement testé sur le marché chinois, verra son efficacité évaluée en fin d’année dans l’optique d’un déploiement dans d’autres pays. D’autres grands groupes pharmaceutiques, comme Sanofi, s’appuient notamment sur leurs laboratoires spécialisés pour détecter les produits pharmaceutiques contrefaits.
LES POINTS CLÉS
- La contrefaçon bénéficie toujours plus de l’essor des plateformes d’e-commerce en ligne peu surveillées.
- Les réseaux de contrefaçons se structurent en s’inspirant des réseaux criminels de type contrebande et trafic de stupéfiants pour développer leur propre chaîne d’approvisionnement dédiée.
- La contrefaçon de produits pharmaceutiques est l’une des activités criminelles les plus lucratives au niveau mondial.
- La lutte contre ce phénomène nécessite une approche transnationale, des sources humaines dans des secteurs spécifiques, des compétences en open source intelligence (OSINT) poussées et des logiciels de traitement de données adaptés.
SUR LES AUTEURS
Victor Rudebeck dirige les activités Forensics chez Control Risks en France et en Espagne. Il se spécialise dans la réalisation d’enquêtes complexes impliquant des allégations de fraude, de corruption et autres crimes financiers. Il possède également une expérience significative dans la gestion de missions de compliance pour des clients dans une large gamme de juridictions et de secteurs.
Alexis Rayon est consultant au sein de l’équipe Forensics à Paris. Il possède une expérience significative dans la réalisation d’enquêtes en renseignement d’affaires et en forensic, couvrant divers secteurs dans la région Emea.
Alexis Rayon est consultant au sein de l’équipe Forensics à Paris. Il possède une expérience significative dans la réalisation d’enquêtes en renseignement d’affaires et en forensic, couvrant divers secteurs dans la région Emea.
5 O’Hagan A, Garlington A.Counterfeit drugs and the online pharmaceutical trade, a threat to public safety. Forensic Res Criminol. Int. J. 2018