Brillant entrepreneur, ce Français a construit son succès et sa fortune en créant une apps de calendrier intelligent. Cédée en février dernier à Microsoft pour un montant supérieur à cent millions de dollars, Sunrise a fait le buzz, propulsant le jeune Valade et ses vingt-huit printemps parmi les références de l’écosystème tech américain.

Pour se livrer à l’exercice du portrait, certaines personnes déballent leur vie dans un flot de paroles ininterrompues, d’autres possèdent un talent inné pour le storytelling. Dans un cas comme dans l’autre, la conversation dévoile un horizon presque trop prometteur et l’on en ressort avec l’étrange sentiment d’avoir épié par le judas une destinée déjà toute tracée. Pierre Valade, regard bleu acier, look soigné des hipsters new-yorkais, serial entrepreneur de start-up – TipTop, Votons.info, A Little Wink – et plus récemment fondateur de Sunrise, fait incontestablement partie de la seconde catégorie. Avec un atout redoutable en plus?: un sens aiguisé de la formule et un franc-parler contrôlé au millimètre près. Rien ne semble relever du hasard chez le jeune homme?: ni son intimidante timidité, ni le succès fulgurant qu’il a eu, ni ses prises de position engagées, ni les talents dont il s’entoure. Toutes les pièces du puzzle s’emboîtent à la perfection. Parmi les nombreuses compétences listées sur son profil LinkedIn, une manque à l’appel?: spécialiste en communication. Pourtant, dans la promotion de sa success story, Valade excelle. Et il l’assume. «?Je sais comment les journalistes fonctionnent, s’amuse-t-il. Ils ont besoin d’un angle pour écrire une histoire, alors mieux vaut avoir quelque chose à leur dire. Lui en a assurément pléthore, des choses à dire.

 

Sur la Toile, le feuilleton Sunrise tient pourtant en très peu d’articles. À ceci près que tous ont été publiés à des moments clés dans des médias prestigieux. De Techcrunch à The Verge, la presse qui fait la pluie et le beau temps sur la planète tech est unanime?: « Sunrise is the first great calendar, «?Best new apps?: Sunrise, «?The first real "cloud calendar". Ce flot de papiers dithyrambiques, c’est le fruit du travail de Valade. L’entrepreneur précoce n’a pas fait appel à une agence de presse?: il a lui-même contacté les journalistes prometteurs, les fameux up & comers qui, trop contents de pouvoir échanger en direct avec le CEO, lui ont assuré une promotion d’enfer. En trois ans à peine, Pierre Valade a donc propulsé son apps en tête du tech-parade. Son coup de poker – la vente de Sunrise à Microsoft en février dernier pour un montant supérieur à cent millions de dollars – l’a rendu multimillionnaire à 28 ans. Avec Jérémy Le Van, son associé, ils sont respectivement à la tête d’un capital estimé à plus de vingt millions de dollars. Et Valade de tempérer?: «?Nous sommes "vestés". Autrement dit, le duo d’entrepreneurs touchera la totalité de ses gains seulement s’il demeure en poste chez le géant américain jusqu’en 2018. Le fondateur de Sunrise, désormais en charge du développement d’Outlook Mobile, compte bien rester droit dans ses bottes. «?Tu ne fais pas un bras d’honneur à celui à qui tu viens de serrer la main, assène-t-il. Du Valade tout craché. Certains pairs saluent d’ailleurs «?sa détermination sans faille, quand d’autres s’étonnent encore de «?cette assurance déconcertante. «?Il n’a absolument pas peur, admire Thomas Owadenko, le fondateur d’Octoly. Il est déterminé à disrupter.

 

L’obsession du produit

Déterminé ou programmé?? Telle est la question. À l’âge où l’on entre au CP, le fondateur de Sunrise possédait déjà un petit ordinateur pour enfant sur lequel il pianotait frénétiquement. «?Il passait sa vie dessus. Je n’ai jamais pu y jouer parce qu’il l’avait monopolisé, se souvient Édouard, son frère jumeau. Lui préférait collectionner les tickets de cinéma pendant que Pierre enchaînait les lignes de code sous MS-DOS, l’oreille constamment collée à un talkie-walkie et les yeux rivés par intermittence à un écran télé crachant de la réclame. De là vient sûrement son obsession pour la marque et le design. Sa jeunesse parle des temps propices à l’éclosion des grandes maisons de luxe françaises – Cartier, Chanel, Bulgari – dont sa mère a gravi les échelons à force de persévérance. Haut comme trois pommes, Valade étoffe sa manie du beau dans le taffetas et la soie. Sur l’autre rive, son père, entrepreneur dans l’âme, retombe sur ses pieds après avoir lancé une énième boîte dans l’univers du textile. À son fils, il enseigne que les chemins prédéfinis sont une utopie et que les titres n’existent que sur d’éphémères bouts de papier. Dans l’appartement familial du xvie arrondissement où il vit avec sa mère et son frère, Valade épluche à 9 ans Encarta – l’encyclopédie numérique créée par Microsoft –, passe des heures à dessiner sur Paint avant de se déchaîner virtuellement sur le jeu Age of Empire. À l’appui de la description de son enfance, le fondateur de Sunrise admet volontiers un gros penchant geek et un goût très prononcé pour les publicités, dont il est toujours un consommateur compulsif.

 

Parmi ses maîtres à penser, Steve Jobs, le fondateur d’Apple. Comme lui, Valade est un monomaniaque du produit. Au point que certains vont même jusqu’à comparer le jeune entrepreneur à l’homme d’affaires Patrick Drahi dont le sens du détail frôle la névrose. «?Il peut tergiverser sur la moindre feature pendant des heures, remarque Thomas Owadenko. «?Pierre, c’est un couteau suisse. Il touche au design avec le cerveau d’un ingénieur. Il a des idées farfelues que la plupart des gens ne voudraient pas explorer. C’est assurément un visionnaire, lâche son associé.

 

Un stakhanoviste

En coulisse, on dépeint «?un succès rare autant que fulgurant, selon les mots de Bernard Liautaud, general partner chez Baldertone. Le financier a investi six millions de dollars dans l’application quelques mois avant son rachat par Microsoft. «?Pierre est un entrepreneur assez unique, souligne-t-il. L’homme d’affaires sait de quoi il parle, lui qui a fondé l’éditeur français Business Objects, revendu 4,8?milliards d’euros à SAP en 2007. «?25 ans, c’est le bon âge pour commencer. C’est celui que j’avais quand j’ai débuté, renchérit l’entrepreneur désormais chasseur de pépites.

 

Lancé à Paris le 12?février 2013, Sunrise a immédiatement été plébiscité. Une seconde après son lancement, ce calendrier intelligent fédérait déjà plus de mille utilisateurs. Au bout d’une semaine, ils étaient plus de 100?000. Parmi eux, une importante communauté de designers, sensibles à l’ergonomie et à l’esthétisme du produit. «?Sans faire de publicité, l’application a été téléchargée un demi-million de fois. Cette croissance est le fruit de la qualité du design, assure M. Liautaud. Car Pierre Valade est un stakhanoviste qui suit personnellement chaque chantier et supervise chaque innovation. «?C’est un deep thinker qui re-challenge, re-pense en permanence, note Thomas Owadenko, son sparring partner dans l’aventure A Little Wink. Pas une fonctionnalité n’est installée sans avoir été validée par lui. Ses collaborateurs y voient une conséquence de sa créativité et le signe de son perfectionnisme. «?C’est un product guy. Il n’arrête jamais d’améliorer son code pour doper l’expérience utilisateur, corrobore le CEO d’Octoly. La nuit, Valade se réveille avec des angoisses, symptômes de la solitude pesante de l’entrepreneur. «?La seule personne à laquelle un CEO peut parler, c’est un autre CEO, constate celui qui s’est depuis converti à la méditation pour relâcher le stress et apprendre à être plus présent dans l’instant. Le fondateur de Sunrise ne connaît que trop bien la rengaine du processus créatif et tous ses anathèmes.

 

« Beaucoup auraient jeté l’éponge?»

Automne 2012, New York. Alors qu’il est chez Foursquare depuis quelques mois, Valade se sent à l’étroit. Il est pourtant l’un des tout premiers français à avoir intégré la prometteuse start-up de géolocalisation. Remarqué lors d’un concours organisé à General Assembly, le Frenchie s’est lié d’amitié avec Jérémy Le Van, un Belge, qui a rejoint l’entreprise américaine. Leur complémentarité n’a pas échappé au jeune homme qui n’en démord pas?: «?Avoir la bonne personne, c’est plus important que d’avoir la bonne idée. Depuis quelques semaines, Valade dépiaute compulsivement les applications installées par défaut sur son IPhone. «?À la place de Music, j’utilise Spotify, Evernote remplace Notes et au lieu d’envoyer des SMS je me sers de WhatsApp et Kik. Toutes ces apps fonctionnent avec le cloud et s’inscrivent dans un environnement de plus en plus social, raisonne l’ingénieur formé au design thinking. Toutes, sauf le calendrier. Et le voilà embarqué à bord de la galère entrepreneuriale.

 

Il a fallu parlementer avec Jérémy Le Van, le convaincre de quitter son poste chez Foursquare pour se lancer dans l’aventure. Il a fallu trouver un troisième compère, Joey Dong, un ingénieur américain de 19 ans fraîchement diplômé et qui n’avait même pas de passeport. Il a fallu convaincre les parents dudit Joey, car faute de travail et donc de visa il a fallu quitter New York. Le trio a finalement atterri à Bruxelles où il a loué une maison dans laquelle il s’est enfermé tout l’hiver. Évidemment, entre eux, il y a eu des tensions. «?Beaucoup auraient jeté l’éponge, confie Jérémy Le Van. Mais rétrospectivement, ces moments de friction étaient nécessaires pour construire Sunrise. Le binôme franco-belge a dans son jeu les meilleures cartes?: une marque au nom évocateur, une équipe talentueuse et un produit qui agrège un ensemble de datas sur un seul et même calendrier au design ultra-léché et aux fonctionnalités étendues. Sur Sunrise, des passerelles sont créées avec Google, Facebook, Github et Trello pour assurer le suivi des événements et des projets, les billets d’avion et autres tickets de concert sont automatiquement intégrés au calendrier qui, grâce à une série d’icônes, personnalise les activités quotidiennes des utilisateurs. Un tour de force salué par la communauté tech américaine.

 

Câblé pour les USA et l’entrepreneuriat

L’enthousiasme est un des traits de caractère de Pierre Valade qui vous raconte ses tentatives entrepreneuriales comme une succession d’anecdotes. La fois où, à 12 ans, il a créé avec Publisher son premier site internet pour se présenter sur la musique du générique des Simpsons?: «?Je suis Pierre. J’ai 12 ans. J’habite à Paris. C’est trop cool l’Internet?! La fois où à 15 ans, il a acheté le nom de domaine tout-savoir.net pour y poster des vidéos dans lesquelles il expliquait aux gens avec sa voix suraiguë comment décompresser une archive zip ou comment envoyer un email. Celle où à 16 ans, il a lancé un site web de sous-titres qui drainait jusqu’à 100?000 personnes par jour, lui rapportait l’équivalent de 5?000?francs par mois et dont le slogan était «?0?% de pop-up?». Très tôt, le garçon a de la suite dans les idées. Sa mère l’a compris en découvrant une lettre recommandée de mise en demeure des avocats de la Warner adressée à son fils. L’aventure du sous-titrage s’est arrêtée là parce que Valade n’a pas été, de son propre aveu, «?assez téméraire pour déménager ses serveurs aux Bahamas. Si cette kyrielle d’histoires témoigne d’un sens précoce des affaires chez l’adolescent, elle traduit surtout une perception singulière de la relation homme-machine. «?L’expérience utilisateur est très tôt devenue une seconde nature chez lui. Il était très clairvoyant et percevait la valeur ajoutée que cela allait générer pour les usagers, observe celle qui a été son professeur et lui a enseigné le design thinking. Véronique Hillen, fondatrice à l’école des Ponts ParisTech du programme ME310 Design Innovation initié en partenariat avec Stanford, a du mérite. Pour créer cette nouvelle spécialité, elle a essuyé les plâtres de l’administration française. Mais, à l’écouter, le jeu en valait la chandelle?: «?Tous les étudiants issus de la première promotion ont un parcours rigolo entre San Francisco, Tokyo et New York. Parmi eux, Thomas France, cofondateur de la Maison du Bitcoin, Francis Brero à la tête de MadKudu ou encore Benjamin Nussbaumer et Florence Mathieu à l’origine du Concept’Care, un meuble de salle de bains innovant à destination des seniors commercialisé par le groupe Lapeyre. Et puis, il y a Pierre Valade dont elle a immédiatement distingué le potentiel. «?Il était câblé pour les USA et l’entrepreneuriat, gage-t-elle en racontant cette vieille anecdote où le jeune étudiant aurait créé un prototype de l’IPad avant sa sortie officielle en juin?2009.

 

Plébiscité par l’écosystème

Ce n’était pas son premier rendez-vous manqué avec le succès entrepreneurial. Alors qu’il vient de débarquer à New York au début de l’année 2010, Valade bricole avec Owadenko pour déterminer sur Facebook les profils de leurs friends célibataires. Who is single?? devient rapidement A Little Wink, une application permettant de consulter la liste de tous les célibataires inscrits à des événements Facebook et de leur envoyer un «?wink?» (clin d’œil) afin de chatter. Lancée sur les campus, cette nouvelle expérience pour flirter séduit les étudiants. Des milliers de «?winks?» sont échangés dans les soirées de grandes écoles. Mais Valade n’est pas à l’aise. Si l’envie de réussir, particulièrement aux États-Unis, lui est chevillée au corps, la perspective de le faire dans le secteur du dating ne l’enchante guère. Pourtant, rétrospectivement, l’idée était bonne. «?J’aurais peut-être dû…, plaisante-t-il à demi-mot. Mais ce n’était ni le bon moment, ni raccord avec l’ordonnancement de ses planètes intérieures. Contrairement à Sunrise où tout est allé très vite. Trop vite.

 

Après l’hiver à Bruxelles, il y a eu au printemps le road-show américain. En un mois, Valade a récolté 2,2?millions de dollars auprès de fonds américains comme Resolute Performance, NextView Ventures, SV Angel, BoxGroup, Lerer Ventures, 500 Startups et Terrapin Bale. À ces acteurs se sont ajoutés des investisseurs prestigieux comme l’ex-président de Tumblr John Maloney, l’ancien directeur produit de Google Hunter Walk, le fondateur de Foursquare Naveen Selvadurai ainsi que les Français Loïc Le Meur (Le Web) et le serial entrepreneur Fabrice Grinda. Moins d’un an plus tard, c’est Bernard Liautaud qui vient frapper spontanément à la porte de Sunrise. Dans un restaurant de Palo Alto, le financier propose au duo Valade-Le Van de remettre au pot. Une proposition difficile à refuser à la lumière du parcours de celui qui est l’un des entrepreneurs les plus célèbres de l’écosystème tech français.

 

Vendre ou ne pas vendre ?

À l’été 2014, Sunrise affiche au compteur une nouvelle levée de fonds de six millions de dollars. Rassérénés, les fondateurs s’apprêtent à partir en team building au Mexique. Jusqu’à ce coup de fil des équipes de Microsoft. «?On n’avait pas du tout envie de vendre?!, s’exclame encore Jérémy Le Van. «?On était persuadé qu’on allait conquérir le monde?!, plaisante toujours Pierre Valade.

 

Certes le prix a pesé dans la balance. Mais à l’autre bout du spectre se profile surtout l’opportunité de devenir le calendrier mobile d’un géant de l’Internet. Ce que cela signifie concrètement?? L’intégration de Sunrise au sein d’une base de 500 millions d’utilisateurs potentiels. «?Microsoft n’était pas l’entreprise avec laquelle ils auraient pensé conclure un partenariat. Ils penchaient plutôt du côté d’Apple, se souvient M. Liautaud. Mais je crois qu’ils ont été agréablement surpris par la qualité des ingénieurs et par les nouvelles orientations prises par la firme. Pendant des jours et des jours, Valade et Le Van tergiversent sur l’issue de cette consécration arrivée trop tôt dans leur calendrier entrepreneurial. Ils se sont fixé un prix en dessous duquel ils ne descendraient pas. «?C’est un moment très délicat dans la vie d’une entreprise, explique l’un des cofondateurs. Car si cela ne se fait pas, cela peut avoir des conséquences dévastatrices sur le moral des équipes. Cela peut tuer une boîte?! Après deux mois d’une négociation éclair, Sunrise finit par rejoindre l’écurie Microsoft. Et si aujourd’hui Valade ne cache pas sa joie, il ajoute néanmoins?: «?Il y a toujours un moment où tu te dis que tu as abandonné ton projet.

 

« Une bonne idée, c’est celle à laquelle personne ne croit?»

Il aime être celui qui a dit non à Ben Silbermann, le fondateur de Pinterest, qui lui proposait de rejoindre son équipe alors qu’il traînait sur le campus de Stanford en 2009. Mais plus que tout, Valade aime être celui qui mise. «?Il ne faut jamais aller chercher du côté de la majorité?: c’est que c’est déjà trop tard. Pour lui, «?une bonne idée, c’est celle à laquelle personne ne croit, qui a néanmoins le potentiel de devenir grosse et surtout qui sera vraie dans cinq ans. «?Si c’est trop évident, c’est probablement parce que votre idée a déjà été réalisée, argumente le fondateur de Sunrise qui adore contourner les règles pour mieux parier contre les cotes.

 

Quand il décrit son boulot, c’est toujours avec autant de légèreté?: «?Je vais au bac à sable avec des amis et on construit des châteaux de sable.?» Au sud de la frontière entrepreneuriale, à l’ouest de Sunrise, Valade a pourtant réussi un exploit quasiment passé inaperçu dans les mailles du filet médiatique français. «?Pierre, c’est un peu comme le slogan de McCain, "c’est ceux qui en parlent le moins, qui en font le plus"?», compare Jérémy Le Van. À écouter ses pairs, de Bertrand Liautaud en passant par Jean-David Blanc, fondateur de Molotov.tv?: «?Pierre n’a pas fini de prendre de la hauteur.?» Alors rien d’étonnant à ce que le jeune entrepreneur apprenne pendant son temps libre à piloter des hélicoptères. De là, il peut contempler à loisir le lever du soleil.

 

Émilie Vidaud

 

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