Les entreprises qui ont un impact puissant sur leur industrie, d’Apple à IBM, de Toyota à Tesla, ou de Disney à Vivendi, sont-elles le fruit du succès d’un leader individuel ou d’un leadership collectif ? Quelle part a réellement le leader de premier plan, et quelle part a son équipe de direction ? Le leadership est-il aussi centralisé qu’il en a l’air ?

Le leader individuel est le héros d’articles, de biographies ou de discussions au coin du feu.  Pourtant, quand les faits sont attentivement passés en revue, le secret est éventé : derrière un leader, se découvre un réseau de leaders moins connus, mais néanmoins fondamentaux à son action. Derrière le succès de Charles de Gaulle, homme de résistance, il y avait Leclerc, mais aussi Jean Moulin, ou encore Churchill qui lui a apporté une grande légitimité aux yeux des médias et de la communauté internationale. Derrière Charles de Gaulle, homme d’État, le réseau de leaders mobilisés comprendra Debré, Malraux, Pompidou et bien d’autres.

Le leader principal existe. Mais trois forces se liguent pour faire disparaître dans l’ombre le réseau de leaders qui a réellement permis l’impact d’une vision, d’un grand dessein. La première lentille déformante, c’est le besoin des médias de simplifier. La seconde lentille déformante, qui y répond, c’est la mémoire humaine. La troisième lentille déformante, c’est le besoin naturel d’ériger en symbole, besoin du public comme des médias : pour s’incarner, pour se projeter, il faut résumer à un seul homme l’œuvre de dizaines voire de milliers de personnes. Les entreprises sont pourtant beaucoup trop complexes pour être animées par un seul leader. Dans un monde complexe, la puissance est collective. Tant pour décrypter l’évolution marketing, technologique, du marché, RH, que pour agir sur les chantiers transversaux, où le collectif est la clé de voûte du succès. Les grands groupes savent bien qu’ils ont besoin d’animateurs à tous les étages : fonctionnels, nationaux, sur chaque ligne de produit… Force est de constater que la course du monde ne saurait être déviée par une seule personne, si celle-ci n’est pas appuyée par un vaste effort collectif. Et ce vaste effort collectif ne pourra pas prendre sa cohérence, son rythme, sa force, sans la synchronisation et l’organisation qu’apporte un réseau de leaders. Chacun de ces leaders moins visibles apporte sa patte, sa force, sa capacité d’organisation, sa technique, à l’effort d’ensemble. Qui sont-ils ? Comment ce leadership collectif fonctionne-t-il ?

Les fondements du Leadership collectif

A - Un leader principal mais humble

Paradoxalement, le premier fondement du leadership collectif est que le dirigeant soit un vrai leader, et non un dirigeant autocratique. S’il n’est pas humble, s’il ne fonde pas son action sur une gouvernance basée sur l’adhésion, le dirigeant n’attirera que des mercenaires ou des talents, et non d’autres leaders aptes à décupler la force du projet. Cette humilité et d’autres qualités du leader sont nécessaires pour rassembler derrière une même aventure des hommes de grande valeur qui auraient fort bien pu avoir leur propre attelage. Il faut beaucoup d’intelligence émotionnelle pour savoir tendre la main, s’entourer de gens forts, aller à leur rencontre. Diable, qu’est tentante l’idée de s’entourer de gens dociles et médiocres, tout à votre service, mais doués de peu de créativité et de ressorts propres ! Il faut que le leader principal ait compris l’importance d’une gouvernance fondée sur l’adhésion, et non sur le pouvoir. Qu’il soit capable d’un dialogue horizontal, fondé sur le respect, sous peine de faire fuir les meilleurs talents. Enfin, il faut rappeler, selon le fameux Ralph Nader, que « la fonction du leader est de produire plus de leaders, et non plus de followers ». Cette maxime choc exprime bien une vérité profonde et contre-intuitive : le leader n’est pas à opposer au follower. L’homme de pouvoir a des followers, quand le leader, lui, permet l’empowerment d’autres leaders plus jeunes ou plus spécialisés.

B - Un réseau de leaders fédérés par une Organisation

Ce qui va permettre le rassemblement de nombreux leaders, c’est une organisation qui va leur donner une vaste place, et une juste place. L’organisation doit être en phase avec la meilleure compétence de chacun. Se sentant respecté et porté par une organisation à sa mesure, en phase avec ses points forts comme ses lacunes, chaque leader va gagner plus de poids en rejoignant l’organisation et le réseau de leaders ainsi érigé. L’organisation doit donc à la fois être tendue vers la vision et le but à atteindre, mais aussi être souple et ainsi compatible avec les souhaits incompressibles de ses membres les plus éminents. Elle doit à la fois les canaliser vers la vision, et être un terreau pour eux plus qu’un canal. L’organisation doit aussi être pensée pour que les forces individuelles rassemblées s’y combinent harmonieusement, et non s’y affrontent. Le travail organisationnel à accomplir est donc considérable pour attirer constamment plus de leaders qui vont donner de la puissance à la vision, dans des géographies comme dans des domaines techniques aussi divers que le marketing, la finance, les opérations. D’autant qu’il ne suffit pas d’attirer, il faut aussi que l’organisation induise l’alignement des intérêts et des sensibilités. Enfin, la qualité de l’Organisation mise en place pour fédérer, modérer, arbitrer, encourager un réseau de leaders, n’est pas mince. Elle doit être à la fois tournée vers la croissance, pour nourrir l’appétit de challenge, et de pouvoir, de tous. Elle doit aussi être apaisée par une culture de respect, de collégialité, et des territoires individuels comme collectifs bien posés, afin d’éviter les conflits, les hiatus, les angles morts. Le sens fort donné à l’intérêt général et à l’esprit d’équipe sont des régulateurs puissants de cette Organisation.

C - Un réseau de leaders fédérés par un Projet noble

Les leaders à rassembler sont sans doute ceux qui ont le plus d’options professionnelles. Qu’est-ce qui va donner l’opportunité de les convaincre ? La clé réside dans un projet d’une qualité particulière, dans une vision qui propose un vrai et beau challenge, autant qu’un rêve auquel ils aspirent eux-mêmes. C’est parce qu’ils ressentent eux-mêmes la noblesse d’âme de la vision, ainsi que l’excitation et le plaisir de marcher sur des chemins inconnus, que des personnalités de premier plan vont vouloir partager l’aventure. Dans un monde très rationnel, hyperconcurrentiel, qui semble fondé sur l’intérêt individuel, il peut paraître naïf de croire en la noblesse d’un projet. Et pourtant, et heureusement, les hommes sont fondamentalement plus motivés par des rêves que par des chiffres, et préféreront toujours mettre leur énergie et avancer vers un monde meilleur, que choisir sur le seul couple rémunération et sécurité. N’en déplaise aux analystes, le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas, et le cœur prime sur la seule raison. Steve Jobs n’avait-il pas débauché le très rationnel P-DG de Pepsi, John Sculley, en lui proposant : « Voulez-vous passer le reste de votre vie à vendre de l’eau sucrée ou voulez-vous avoir une chance de changer le monde ? » Savoir mettre en lumière le caractère unique, l’ambition majeure de très long terme, et la contribution sociétale du Projet d’entreprise sont essentiels pour gagner la bataille des talents. La force du Projet, c’est aussi sa noblesse. Et, loin des effets de communication, cette noblesse doit être réelle et authentique. Enfin, la doxa commune veut croire que le leader principal fabrique la vision, et que les autres ne feraient qu’adhérer. Cette croyance est erronée car la Vision est souvent le fruit de l’écoute des autres leaders de l’entreprise par son leader principal, qui n’est alors qu’un interprète, qui fait la synthèse des meilleures contributions. De plus, la mise en œuvre ne peut être que collective. Et l’on sait que le génie d’une entreprise, c’est 1 % d’innovation et 99 % de transpiration (Edison) et d’exécution.

Le leadership collectif : ressorts & fonctionnement

A - L’horizontalité du leadership Collectif

Dans l’équipe de direction, le leadership est collectif. Au-delà du président, chaque membre du comité exécutif ou de direction doit être porteur de leadership. En effet, les problématiques que ce collectif doit traiter sont transversales et interactives. Premier cadre de ce leadership collectif : les comités de direction ou comex. Les décisions prises en comex sont nourries de tous, impactent tous les membres du comex qui sont solidairement responsables devant leurs troupes comme devant les actionnaires en cas d’échec, ou de succès. La qualité du dialogue qui se noue en comex, le niveau de confiance et d’écoute, d’hybridation croisée, sont fondamentaux. Le dialogue transversal collectif est aussi décisif sur les phases de diagnostics et analyses que sur les phases d’établissement de plan d’action. Second cadre de Leadership collectif : la vie courante de ces réseaux de leaders. Ces réseaux sont le lieu de multiples interactions. Ces jonctions sont complexes, opérationnelles, culturelles, aspirationnelles. L’émulation croisée (« s’ils y croient, j’y crois » ou « ensemble, c’est possible », ou encore « s’il peut le faire, je dois pouvoir le faire ») se double de compétences croisées pour déplacer les montagnes…. Troisième cadre de cette horizontalité, au-delà de l’équipe de direction, les collaborateurs d’un niveau hiérarchique proche, d’une même unité d’action et projet, vont eux aussi apporter la force d’un esprit d’équipe, de compétences croisées, d’une solidarité porteuse, à leur niveau de sens et d’impact. Enfin, le leadership étant profondément ancré dans l’humilité, l’horizontalité s’exerce entre des membres de niveaux hiérarchiques très différents. C’est ce que résume la morale de Jean de La Fontaine, « on a toujours besoin d’un plus petit que soi ». Les grands leaders ne cherchent pas (uniquement) leur inspiration de leurs pairs, mais aussi du plus jeune ou du moins gradé de leur coéquipier, si celui-ci a du talent. Il ne laisse pas la barrière de l’ego ou de la hiérarchie masquer à leurs yeux les joyaux internes en termes d’innovation et de créativité. Et ils acceptent les échanges avec de nombreux échelons hiérarchiques, pas seulement pour motiver, mais pour comprendre et s’enrichir. Se mettre au diapason et dans la peau des différents maillons d’une chaîne humaine, c’est aussi cela l’horizontalité du leadership.

B - La verticalité du leadership collectif

La collégialité du leadership, c’est aussi une puissance d’impact forgée par une chaîne de compétences liguées qui est verticale. Prenons l’exemple au sein d’une direction financière menant un grand projet d’acquisition : le directeur financier ne réussira une superbe acquisition qu’avec l’aide de son lieutenant et responsable fusions-acquisitions, ayant identifié la cible et mené une partie des négociations, mais aussi de son directeur du financement pour convaincre les banques de mobiliser des fonds empruntés. Ces mêmes personnes n’arriveront à rien si les personnes clés de leurs équipes n’ont pas triomphé des risques et des doutes nichés dans l’analyse de la cible, dans la complexité des négociations. L’énergie circule verticalement dans cette chaîne humaine, qui fait face ensemble à un projet d’ampleur et ses dangers. Interrogé sur la question du leadership collectif, Éric Dumas, directeur financier d’Altaréa-Cogedim, apporte des clés de réponse éclairantes. « On ne devient leader que quand on s’entoure de collaborateurs plus forts que soi, qui vous poussent vers le haut. Et qu’eux-mêmes ont des collaborateurs brillants, qui lesélèvent. Il faut tirer son équipe vers le haut, autant qu’être poussé par eux. Une organisation efficace sait placer des leaders à chaque niveau dans la chaîne des responsabilités. » Il ajoute par ailleurs que « le rôle de leadership d’un membre du comex, c’est de recruter des leaders dans son équipe, les inspirer et transmettre une culture de leadership à tous les échelons, par son exemple et par la responsabilisation. » La leçon est marquante. Le leadership collégial, ce n’est pas une poignée de leaders coordonnés dans un grand ensemble, pour piloter les grandes unités ou les grandes fonctions. Cela peut être, et osons le dire, cela devrait être, une chaîne à tous les échelons. Éric Dumas de compléter de façon édifiante : « À chaque échelon, les personnes doivent être à la fois coach, de leurs direct reports, et coachées, par leur supérieur. Je crois dans un modèle de compagnonnage, de cordée de leaders à chaque niveau. » Le leadership doit être une fonction distribuée verticalement. Les spécialistes du pouvoir seront choqués de l’entendre, n’y croiront pas, pour une raison simple : le pouvoir ne se partage pas. Mais le leadership si. Dans le leadership, la dimension collégiale est fondamentale et permet un partage qui dépasse les jeux de pouvoirs. Le bénéfice d’allier ses forces, de dépasser les prés carrés ou strates hiérarchiques est énorme. Éric Dumas de compléter : « Chacun doit pouvoir occuper une place plus grande demain, parce que l’effort combiné permet à la firme de se dépasser, de muer, de changer de carapace et de dimension. »

C - L’équipe de direction : entre management et leadership

Dans une équipe de direction, il faut que s’équilibrent la fonction de Leadership et la fonction de Management. Ceux portés sur le leadership surpondèrent l’avenir, la nouveauté, la « disruption », l’humain. À l’inverse, ceux portés sur le Management, vont valoriser les process, la planification, la construction organisationnelle. Les champions de l’une et l’autre disciplines doivent se compléter, s’équilibrer, pondérer la lointaine et belle vision du futur, et le piquant présent. Le respect mutuel entre les tenants de deux forces qui ont chacune leur légitimité doit se faire pour que l’équipe construise ensemble du changement dans la continuité. Un leader très disruptif, qui ne serait pas secondé (voire porté à l’excellence) par d’excellents managers, n’ira pas bien loin. À l’inverse, un manager qui se focalise sur la performance absolue et continue du modèle économique actuel ratera certainement les changements que l’évolution technologique ou la concurrence apportent. Une équipe de direction doit donc être cimentée par l’écoute, l’humilité, la solidarité et surtout la complémentarité de ses membres.

CONCLUSION

Paradoxalement, les grands succès sont à la fois très collectifs comme très individuels. Sans la puissance du réseau de leaders, le leader principal n’est rien. Sans la capacité de modération et de synthèse du leader principal, le réseau de leaders qui anime une firme ou un grand projet, s’effondre. L’un des secrets les plus mal compris des grands leaders et leur magnifique succès est qu’un grand leader à un objectif cardinal : créer des réseaux de leaders, ainsi qu’une organisation qui orchestre l’action individuelle et collective de ceux-ci. Seconde conclusion, la summa divisio Leader/Follower masque une vérité cruciale : un leader en cache forcément un autre. En effet, la fonction du leadership est de libérer les énergies et de produire et coacher plus de leaders. On peut être follower et leader à la fois, coach et coaché, de par l’essence collective du leadership Enfin, le leadership est collectif par essence car fondé sur l’esprit d’équipe, le respect et l’écoute, et que tendu vers un grand dessein, le leader a toujours besoin de s’entourer de gens de même calibre. Mais il est aussi vrai que le leadership est aussi individuel par essence, en ce que chacun est un maillon fort de la chaîne de responsabilité, d’énergie et d’animation.

Pierre-Étienne Lorenceau

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